Un téléviseur beugle. Je peine à respirer. Un grand black agonise en direct. Il rend son dernier souffle. Les images du pauvre bougre épinglé au sol par un flic crapuleux à la poigne tyrannique défilent en boucle sur l’écran. Une foule bigarrée l’injurie. Son regard est vacant. Il a déménagé. Les sirènes des voitures de police exacerbent la cacophonie. Des cris s’élèvent contre la brute.
Je suis un criminel, ce matin-là, j’allais tuer un homme, moi aussi. Dans son antre. En me surprenant, il s’était écrié la voix sèche et grinçante :
— Qu’est-ce que tu fous là, toi ?
Ce qui me ramena à la réalité.
— Euh ! La porte était ouverte. Je m’y suis introduit… La secrétaire n’est pas là ?
Nous deux, nez à nez ? Pas possible ! L’huile et l’eau ne se mélangent pas. J’avais toujours évité de me retrouver seul avec cette peste-là.
— Elle est partie déjeuner avec les autres. Mais, elle a laissé une enveloppe pour toi.
L’homme quittait la salle de réception du bureau l’air contrarié. Il aurait dû jubiler, je ne travaillais plus pour lui. J’avais oublié que mes anciens collègues abandonnaient les locaux parfois à la pause-déjeuner. Aucun ne souhaitait non plus se retrouver face à lui dans un endroit presque vide.
À présent, sur l’écran, quatre voitures de police encerclent la scène des échauffourées. Des officiers aigris font reculer une foule remontée pour laisser passer une ambulance. Les urgentistes embarquent un corps inerte sur une civière. La réanimation se fera dans la fourgonnette, à l’abri des smartphones.
Mon ancien manager tardait à me remettre l’enveloppe. Décidément ! Essayait-il encore une fois de m’imposer sa volonté ? Finalement, l’air penaud, il retraçait ses pas lentement vers moi, quelque chose à la main ; interpellé par la speakerine, il s’arrêta net pour tourner son attention vers l’écran ; ramassa la télécommande et augmenta le son. Une odeur de scotch planait dans l’air climatisé. S’était-il remis à boire ? Il ne manquait plus que ça. À présent, il commentait l’actualité et s’en donnait à cœur joie. Je rêvais ou quoi ? Au lieu de se dépêcher de me remettre ma paie, il me forçait à endurer ses états d’âme.
— Monsieur, s’il vous plaît. Je suis pressé.
— Eh ben, tu attendras, mon coco. Hé oh. Et puis quoi encore ?
Comme à son habitude, il me prenait de haut. Affront intolérable. Ne le lui avait-on donc pas dit ? Je ne travaillais plus pour lui. Agacé, je fis mine de quitter la pièce. Il se plaça en travers de ma route en étendant le bras. Avant qu’il ne me touche, j’interrompis mon pas. Pas satisfait de faire de moi son captif, il cherchait à présent à m’imposer sa façon de voir les choses, à m’assener une volée d’arguments vicieux, à déverser son vitriol. Je ne supportais plus cet homme trapu, ratatiné, et ne souhaitais pas l’entendre. Auparavant, je m’étais tu quand il commençait son cirque. C’était lui le boss, et moi, je n’étais rien. Je travaillais pour lui.
- — Ces prétendues victimes de violence policière sont bourrées de tares congénitales. Ce sont des attardés mentaux. C’est moi qui le dis. Si elles se comportaient comme des humains, et moins comme des animaux, elles seraient encore en vie.
Il élevait la voix maintenant. Le comble. C’était intolérable ! Dieu sait que je ne suis pas un saint, et que j’en avais plus qu’assez. C’était inévitable ! La tentation trop grande, mon sang n’a fait qu’un tour et j’ai pété un câble. J’ai hurlé toute ma rage : « Fuck you! », De toutes mes forces. Quand je l’ai poussé, il est tombé et a cogné sa tête sur un coin de table avant de s’étaler par terre. Et ça m’a soulagé !
Je n’avais jamais pris ses coups de gueule au sérieux ; Il n’en valait pas la peine. C’étaient ceux d’un homme en souffrance, qui je m’étais convaincu, se retrouvait coincé dans une misère spirituelle plus grande encore que la mienne. Cette fois, il est allé trop loin. Je ne pouvais plus faire semblant, et supporter l’intolérable. Moi aussi, j’avais été trop loin !
Il geignait sur le sol quand j’ai quitté le bureau. Personne ne l’entendait. Il doit être mort maintenant, le crâne fendu. Je crois. Je ne sais pas vraiment. J’ai paniqué, et pas cherché à comprendre. Je n’ai pas même pensé à ramasser la chemise. L’andouille se tordait de douleur quand j’ai claqué la porte. Je l’ai tué, j’en suis sûr, comme on voit à la télé, moi qui n’ai jamais fait de mal à une mouche. Les anciens collègues ne comprendront rien à leur retour. Ils trouveront le tyran avachi, imbibé d’alcool, sur le sol glacial.
Quelle idée d’aller chercher ma paie ce matin-là ! J’aurais pu attendre. Je devais m’ennuyer. Ils me l’auraient envoyé par la poste. Ma lettre de démission avait été remise quatre semaines plus tôt, je n’étais pas censé me rendre là. Impatient, j’avais préféré recevoir mon chèque en main propre, peut-être bien que les collègues me manquaient ! Ce n’est pas comme ça que les choses auraient dû se passer. A travers un long couloir sombre, dans ma fuite, je ressassais le malaise, et surtout la honte qui m’avaient conduit jusqu’à ce moment fatidique.
Malmené par les aspérités de mon supérieur, une personne ordinaire sujette à des crises d’anxiété, j’avais voulu quitter, depuis un bail déjà, six ans pour être exact, le trou à rats qu’il dirigeait comme un chat de gouttière. Ni lui ni ses acolytes ne toléraient d’entendre ce que j’avais à dire. Les mots qui sortaient de ma bouche sifflaient à leurs oreilles comme autant de menaces que ceux que je taisais. De moi, la tête de Turc, on n’exigeait qu’assentiment, capitulation et conformité. Sans patience, ce chef obtus n’avait cure de mon intelligence. Mes collègues et moi restions ses subalternes. Je réglais personnellement les dysfonctionnements que je signalais. Mes solutions plaisaient au plus haut niveau de l’échiquier, et c’était là que le bât blessait. Mon potentat finissait par avoir honte devant son supérieur. Se considérant plus futé que moi, au lieu de me remercier, il m’accusait de créer tout seul les problèmes que je réglais, et m’en faisait voir de toutes les couleurs. Désamorcer un problème avant qu’il ne survienne ne semblait pas si compliqué, pourtant. Il aurait suffi d’un brin d’humilité, d’un peu d’observation et de beaucoup de réflexion.
Réprimandé par la hiérarchie, sur les nerfs tous les jours, le petit chef trapu faisait régner la terreur et réduisait toujours plus encore la marge de manœuvre des collaborateurs. Nous étions des branleurs que seul le fouet motiverait, disait-il. Nous étions, « ces gens-là », qu’il contrôlait par la peur et des propos blessants et déplacés. Moi, le trublion, j’espérais lui enseigner les bonnes manières.
Le rythme qu’il nous imposait semblait insupportable. Aguerris comme nous l’étions, nous supportions tout ; nous qui n’en faisions jamais assez. Les objectifs atteints, il nous en donnait d’autres, plus difficiles, encore, s’évertuant à prouver qu’il savait mater la racaille. À quoi bon célébrer nos accomplissements ? Notre salaire était notre récompense. Au nom de la productivité, la nôtre, jamais la sienne, le trou du cul se prenait pour un excellent manager. Remuer la merde, c’était ça son travail. Rien de plus important que sa foutue prime de fin d’année !
Comment aurais-je pu continuer à travailler avec un énergumène qui blessait mon amour-propre ? Je n’en avais plus envie du tout. Piètre supérieur hiérarchique. Tendu, sur la défensive, à chaque interaction, il ne laissait jamais transparaître même une esquisse de sourire. Toujours à deux doigts de l’emportement, la façon dont il se tordait la bouche ne l’avantageait pas du tout. Quand on a peur, on voit le mal partout, on s’attend au pire, et on éclabousse tout le monde. Je ne le sentais plus. Il ne m’inspirait rien de bon, il se méfiait de moi, et moi, de lui ! Difficile dans ces conditions d’assurer la défense des clients de manière optimale ; de coordonner des audits, d’analyser des risques, de rédiger des contrats, et de conseiller les clients en toute sérénité. Je n’étais pas un bisounours, mais pour être efficace, j’avais besoin d’un environnement positif.
Je devais ma distinction de nuisible à mon esprit critique. Peinant à me rabattre le caquet, le trapu fulminait dès qu’il posait les yeux sur moi. Pas facile de s’imposer quand on fait la moitié de la taille de ceux que l’on est censé diriger. Le sourire aux lèvres, je lui faisais un doigt d’honneur dès qu’il me donnait le dos. Autant pour sa superbe !
Son supérieur, le Big Boss, un oiseau rare, rempli de contradictions, un juriste distingué, haut sur pattes à la Giscard D’Estaing, et moi, pourtant, entretenions des relations cordiales. À l’occasion, il partageait avec moi les tracasseries du jour à l’abri des regards, dans mon bureau. Il me trouvait futé. L’attention qu’il me portait, créait des jalousies dans l’équipe des managers ! Je n’allais pourtant pas lui demander d’arrêter pour si peu. Mon ego s’engorgeait quand il acceptait mes conseils. Il appelait ce que nous faisions « du reverse mentoring ». Je n’avais pas encore pris cette habitude de labelliser ou de justifier mes moindres actes. Il prétendait dépendre de moi pour des choses simples, comment contourner les objections des membres de son équipe de direction. J’étais payé pour l’aider, disait-il, pour m’inciter à parler librement. Je me doutais bien qu’en réalité, il ne cherchait qu’à obtenir des informations sur les partenaires, à savoir ce qui se disait dans son dos afin de mieux assurer ses arrières.
Encensant ma capacité d’analyse en public, dans la foulée, il remettait en question la validité des choix qu’il avait faits en attribuant des postes de responsabilité à certains managers. Leur flagornerie l’exaspérait, disait-il, et pourtant, il ne pensait jamais à moi pour les remplacer. Moi, j’étais leur antithèse, trop différent, trop voyant, trop rebelle, trop salissant, j’incarnais la négation de l’univers de privilèges qu’ils se construisaient. L’arriviste qu’ils méprisaient complotait son élévation. J’étais l’ennemi de l’intérieur, l’homme à abattre. L’archétype de l’immigré qui s’éveillant un jour d’une longue disette, se révélait au monde arrogant et cupide. Je dérangeais. Mon ambition bousculait l’ordre établi. Pas surprenant, j’attends encore des réparations pour tout le mal qu’on m’a fait. Je n’avais pas compris qu’un poste de responsabilité exige que l’on soit malléable, facile à contrôler, soucieux du qu’en-dira-t-on, et prévisible. La force en moi faisait souiller son froc à qui frôlait l’indécence et l’illégalité en ma présence. Je disais ce que je pensais sans filtre et sans détour ; une habitude prise lors d’une adolescence difficile. Mon manager m’enviait ce super-pouvoir que j’avais de recadrer n’importe qui, d’un regard sec et clivant. Il répétait, l’air sournois, qu’arrondir mes angles et sourire un brin ne me ferait pas de mal. C’était lui le pète-sec, et pas moi. En dehors de ma crédibilité de juriste, je n’avais rien à perdre.
Son chef acquiesçait toujours devant la logique de son raisonnement capiteux, bien que terre à terre, et le laissait, en fin de compte, faire ce qu’il voulait, en dépit du bon sens. Je l’aimais bien quand même, le grand manitou, le chef de tous les petits chefs, le Giscard D’Estaing du bureau. Un vrai poltron à nos yeux, toujours à pendre la langue devant les nouveaux contrats. Nous parlions dans son dos. Il me faisait rigoler quand même ! Du haut de ses échasses, il donnait l’impression, de se tenir au-dessus de la mêlée, laissant les morveux se dépatouiller dans la fiente qu’il relâchait.
On ne voyait que lui, dénué de niaque, et de vision, avec sa mine renfrognée. Nous baissions les yeux sur son passage, puis les bras, puis la tête, et encaissions ses sautes d’humeur de grand Seigneur, sans broncher. Il faut savoir prendre son mal en patience. Nous nous tenions parfois au garde-à-vous devant lui. Il aimait ça, avec son air paterne ! Volubile, question de faire comprendre qui était le grand patron. En public, les superviseurs aussi en prenaient pour leur grade. Il s’agitait beaucoup, occupait tout l’espace. Monsieur voulait tout savoir. Comment l’oublier ? C’était lui le Big Boss. L’avocat en chef. On risquait ses galons à s’embrouiller avec lui. Sa fourberie n’était qu’une façade, un show. Pour mâcher, il faut des dents. Les siennes avaient été achetées.
Une fois à sa hauteur, j’inspirais profondément. J’aérai mon cerveau pour réprimer l’envie de rire. Je le fixais d’une tendresse ineffable, proche de l’admiration. Je calculais ses faiblesses, et il m’exaspérait. S’il levait le ton sur moi parce que c’était mon tour, je levais les bras au ciel comme lors d’un hold-up. Ça marchait à tous les coups, et ça lui plaisait bien, le fanfaron. Pas susceptible pour un sou, nous étions aguerris, lui et moi, dans l’expression des colères affectées, et on se comprenait bien. Ce langage-là, comme lui, je le parlais couramment. Dans ma famille, nous gueulions pour un rien, et pour pas grand-chose, et surtout pour étaler nos petites peurs. Comme lui, j’ai grandi dans un désert sont une seconde nature.
Émergeant du long couloir sombre, je me remémorais une femme qui au tribunal divorçait un matin, puis rentrait chez elle en début d’après-midi au volant d’une nouvelle Mercedes. Chère muse, quand l’on me refusera le respect, je priverai le malotru de sa quiétude. Quand l’on me traitera comme un moins que rien, que l’on m’embêtera au plus haut point, je le lui rendrai dix fois plus fort. Je rendrai la vie de mon agresseur intolérable. Contrariez-moi, rejetez-moi, niez-moi, rabrouez-moi, et je danserai sur votre tête, martèlerais vos tympans de mon outrage, car tout mon être tend, lui aussi, vers un avenir meilleur. Dites que pour moi une chose n’est pas possible, et je vous cracherai en pleine face et la rendrai possible. Non n’a plus d’importance. Je ne veux entendre que oui. Un iota de considération pour la merde que l’on me prodigue, et, je n’existerai plus. J’ai la mentalité d’un gangster, d’un criminel, dit-on, et c’est tant mieux. À force de les défendre, je transforme les non en oui, le malheur en bonheur, et le vide en quelque chose. J’aime ma vie plus que la mort. Votre non signale le début de mes plus grands oui, jamais leur fin. Il réveille en moi un élan si fort qu’il ne vous donnera d’autre choix que de sortir de mon chemin.
Pas étonnant, si j’ai pété un câble lors de mon dernier passage au bureau, quand mon ex chef m’a barré la route par des propos déplacés ! La police ni personne jusqu’à présent n’est venu m’inquiéter. Impossible d’oublier. J’ai finalement reçu mon dernier chèque dans la semaine. J’ai appelé le bureau pour remercier la secrétaire. Il a suffi que je lui demande comment elle allait, et s’il y avait du neuf, pour qu’elle se mette à raconter les cancans du bureau. Je la comprends, il ne s’y passe pas grand-chose d’habitude. La brute trapue a survécu à sa chute. Il fallait que je sache. Alléluia ! Le monstre vit. Il s’est remis de son étourdissement et aujourd’hui se porte bien.
— Rentrant de sa pause-déjeuner, le grand manitou l’a retrouvé saoul, avec une bosse sur le front, en train de se vautrer dans son vomi sur le sol. Il l’a tout de suite emmené aux urgences. Il était incapable de dire ce qu’il lui était arrivé, amnésie complète. Il ne se rappelait plus de rien. Ni ce qui s’est passé ni comment. Il s’était fait mal, voilà tout. [Je l’avais échappé belle]. La bouteille de scotch retrouvée à moitié vide dans son tiroir trône aujourd’hui sur une étagère à la vue de tous. Dorénavant, interdiction formelle d’amener et de consommer de l’alcool pendant les heures de travail. Oh, il a été suspendu sans solde pour un mois. Tu te rends compte ?
Je m’en voulais. Je revis l’incident, considérant la mauvaise tournure qu’aurait pu prendre la suite, et la punition qui m’aurait attendu !
C’était au-dessus de mes forces. Cet homme réveillait mes démons. Il avait une emprise sur moi, et j’avais laissé son ombre dominer ma lumière. Je le regrettais. Mais pour l’instant, lui demander pardon, c’était mission impossible, je suis encore à fleur de peau. Apprendre à maitriser ma rage était vivement souhaitable. Le moment de reprendre le contrôle, de retrouver ma sérénité était arrivé. Je ne souhaitais plus être le jouet de personne. Travailler pour quelqu’un que je ne respectais plus aggravait la situation. J’entendais l’appel de ce paradis sauvage, ma terre natale. Celle qui saurait calmer mes angoisses et bouffir mon orgueil. Une existence lisse, autrement excitante, m’attendais sous les cocotiers. J’étais fin prêt à abandonner un pays de merde pour un autre. Quitter sa jungle de béton n’était plus du tout un rêve, c’était devenu ma seule obsession. Reprendre place sur mon trône de paille, n’en faire plus qu’à ma tête, et redevenir mon propre chef, sans personne pour contrarier mon génie. Je voulais plonger nu dans la rivière aux écrevisses avec les lessiveuses à gros tétés, marcher sur la crasse de mon enfance, retrouver le ventre rond de ma maman. Je ne pensais plus qu’à ça… atterrir sur un coussin pour jouir devant le jour qui se lève.
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