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TROP DE PERSONNES SONT INCAPABLES DE DIRE, JE VEUX.


SAVOIR CE QU’ON VEUT, met une transformation en branle.


Savoir ce qu’on veut, nous permet de rêver, de définir une stratégie, de débloquer des émotions positives comme l’optimisme, l’ambition, la persévérance, la confiance en soi ; d’aligner nos comportements à un objectif, de donner du sens à notre vie, de neutraliser la peur, et surtout d’agir.

DIRE JE VEUX, affirmativement, sans minauderie ou hésitation, c’est se projeter dans un futur qui répond à nos attentes, c’est tendre, vers davantage de satisfaction personnelle, une vie meilleure où nos besoins sont satisfaits.


LA PEUR FAIT UN TRAVAIL SUR NOUS. Elle nous oblige à nos replier sur nous-mêmes pour assurer notre survie, à limiter l’usage de notre cerveau à une petite partie qui déclenche l’évitement, la fuite, ou bien la confrontation, l’amygdale qui régule nos actions face à la peur, et non pas le vortex pré frontal, la partie principale, qui contrôle la réflexion. Quand on a peur, on ne prend plus le temps d’analyser quoi que ce soit ; nos réponses se font automatiques, instinctuelles. Cette peur, qui nous protège d’un danger imminent et réel, est bienfaisante, par contre, nichée dans nos pensées, sans cible immédiate, elle devient toxique, et incapacitante. Nous craignons le rejet, d’avoir tort, de donner une mauvaise image de nous-mêmes, de ne pas être valorisés, et ces craintes ont de réelles conséquences sur nos vies. Elles nous empêchent de nous affirmer positivement. Grace au discernement, nous devrions pouvoir identifier la vraie nature de notre peur.


LA PEUR CONDITIONNE NOTRE ÉTAT D’ESPRIT, elle nous rend mesquins, jaloux, méchant, incapable d’une réponse appropriée face aux vrais défis dans nos vies. Elle nous empêche d’évoluer vers les vraies solutions. Nos peurs, nos défauts, nos faiblesses, notre manque de connaissance, de courage, et oui, notre lâcheté, nous rendent, trop souvent, vulnérables à la déprime, à l’injustice, à l’inertie, à la passivité, et à l’échec. Qui dit repli sur soi, dit petitesse, mesquinerie, sclérose, et impuissance.

LA PEUR EST LE CONTRAIRE DE LA FOI. Pour nous épanouir et nous réaliser, il nous faut transformer cette peur qui se cache dans nos pensées. Celle qui nous empêche d’avancer. La reconnaître, l’identifier, la confronter, lui parler, et la démystifier. Nos peurs n’ont qu’une seule raison d’être, notre protection personnelle. Certaines, nous protègent d’un danger imminent, bien réel ; d’autres, nous renvoient à des dangers imaginaires (qui vivent dans nos pensées), la distinction est importante.


NOUS NE SOMMES PAS LES VICTIMES de toutes les circonstances, seulement de certaines. Et grâce à notre libre-arbitre, nous restons les plus puissants agents du changement dans nos vies. Rien ne se fera que nous n’aurons pas validé.

LA GROGNE

(Hommage à un martyr guadeloupéen)

Sa démarche singulière le différenciait des flâneurs. On le voyait tous les jours arpenter les rues combles de la région pointoise, ne s’arrêtant que pour rejoindre des jeunes gens fébriles rassemblés au bord de la route, parfois au coin des rues. Contrairement à eux, il regardait droit devant lui en marchant, sans chichis, sans se préoccuper de ce que les autres pensaient de lui. Attentif, il écoutait la rage des gens dans la rue, en cette période de graves troubles politiques, d’arrêts forcés de travail, de routes barricadées, de grogne, de grèves générales, et de rébellions contre l’establishment. Patrice le remarqua pour la première fois au Raizet, dans un quartier à forte densité, dans la ville des Abymes. L’étui de saxophone suspendu à son épaule lui servait de passeport, lui donnant l’air inoffensif. Quelle menace représentait un musicien ? S’il s’excitait, on était sûr de danser. La plupart des gens ne faisaient aucun cas de lui. Il y avait tellement d’artistes dans cette région ; il ressemblait aux autres. Un de ces musiciens joyeux et insouciants aux cheveux sauvagement grainés. Un type à la peau jaune comme le ventre d’un giraumon. Un chabin des plus lambdas, pas très haut perché, couronné par un afro.

Longineu avait passé la trentaine. Les jeans et les tee-shirts qu’il portait l’aidaient à se fondre dans la foule. Sa carrure frêle, son apparence moyenne et ses traits ordinaires n’incitaient personne à se retourner sur son passage, ou à le regarder de près. Son style vestimentaire et son attitude décontractés le rendaient accessible, presque amical. Patrice ne pensait pas que quelqu’un dans la rue eut déjà connaissance du son de la voix de l’étranger. Le joueur de saxophone, à l’affût, écoutait avec attention tout ce qui se disait, il hochait la tête, et il souriait beaucoup quand les autres autour de lui souriaient aussi. Il les imitait quand ils faisaient de grands gestes, mais il se dérobait toutes les fois où quelqu’un s’intéressait à lui. Ne pas se soustraire aux questions aurait assuré qu’on découvrirait son secret. Déterminé comme il semblait, il ne se préoccupait que de ce qui se tramait dans la rue. Au regard du jeune Guadeloupéen, son comportement n’avait rien d’anodin.

De nature indolente, l’archipel tombait parfois dans les affres d’une colère profonde qui, comme la lave épaisse et lente de la Soufrière, mijotait juste en dessous de la surface, toujours prête à éclater à la moindre provocation. La Guadeloupe servait de champ de bataille, de petit pion sur un grand échiquier, tiraillé par la cupidité de puissants intérêts financiers ; un terrain de jeu pour riches Européens manucurés par des Antillais pauvres. Culture et identité y étaient de fins mots à portée des lèvres, et dans l’esprit de beaucoup.

Avisé, Patrice l’observait et s’interrogeait. Que manigançait l’inconnu ? Il ne venait pas d’ici. Impossible ! Maître de ses émotions, toujours présent, que le soleil brille ou qu’il pleut, l’homme devenait un mystère qui se nichait dans les pensées du garçon. Qui diable était-il ? Que cherchait-il ? N’avait-il rien de mieux à faire que de se coller aux jeunes du quartier ? Interpellé par les regards inquisiteurs de Patrice, le chabin le salua d’un hochement sommaire de la tête. « Ce gamin chétif n’est pas une vraie menace, je peux me le faire, » estimait-il après une observation cursive. « C’est juste un petit emmerdeur, un peu sot, qui me suit partout, et me dévisage du coin de l’œil. Peut-être même un délinquant à la recherche d’une embrouille. Un petit voleur, sans aucun doute. » 

— Hé ! Mec. Comment vas-tu ? Je te vois partout où je tourne.

— Bien. C’est toi que je vois partout où je vais. Tu es une espèce de journaliste ?

— Non, juste un curieux.

— T’es pas vraiment d’ici. Ton accent te trahit. D’où viens-tu ?

— De Géorgie. Mon nom est Longineu.

— Moi, c’est Patrice. Des États-Unis, hein ? C’est loin chez toi. Tous les touristes sont partis ! Pourquoi t’es encore là, à un moment pareil ?

Longineu éclata de rire.

— Oh ! well. Je vis ici avec ma femme. Nous sommes des artistes, je vais là où elle va. Elle fait des recherches sur la danse traditionnelle, et ne veut pas quitter son studio de danse à Pointe-à-Pitre.

— Et vous êtes ici pourquoi, vraiment ?

— Le monde noir nous fascine. De retour chez nous, nous enseignerons ce que nous avons appris. Nous étions au Sénégal, avant de venir en Guadeloupe, et là aussi, elle faisait de la recherche sur les danses populaires.

— Le Sénégal, hein ?

Longineu sourit.

— Oui. Un pays merveilleux, dynamique. Fort d’une jeunesse intelligente, créative. Un peuple fier, malgré une pauvreté extrême. À aucun moment, ils n’ont fait preuve d’animosité envers nous, tout comme ton peuple.

Le joueur de saxophone fit une pause puis jeta un coup d’œil derrière lui. Un sourire malicieux étira ses lèvres.

— Après un certain temps, nous ne pouvions plus vivre là-bas. La situation s’est dégradée. Elle est devenue intolérable, même. Se déplacer à Dakar était difficile ; on ne se sentait pas en sécurité dans les taxis-clandos. Peu de conducteurs respectaient le Code de la route ; le wolof interférait avec notre apprentissage du français ; les pannes de courant nous gâchaient notre matériel ; la mendicité ; tout cela nous causait d’énormes désagréments. Et si ça ne suffisait pas, dans la rue, les hommes abordaient ma compagne offrant de l’épouser. Non, mais ! Ça la faisait rigoler. Moi, pas ! Ça représentait des sources quotidiennes d’irritation. Nous tombions souvent malades. Vu qu’elle refusait de rentrer au pays, nous nous sommes retrouvés, un peu plus près, en Guadeloupe.

— Tu n’es donc pas au courant de ce qui se passe ici ?

Patrice fronçait les sourcils, surpris par l’insouciance de son interlocuteur.

L’insatisfaction avec le statu quo avait provoqué un regain de sentiments anticolonialistes. Une forte vague d’émeutes et de troubles sociaux secouait l’archipel.

— Bien sûr que je sais ce qui se passe. Les nouvelles à la télé n’aident pas beaucoup. C’est la raison pour laquelle je vais là où se trouvent les gens pour en apprendre le plus possible. La couverture médiatique reste superficielle. On trouve tellement plus d’infos dans la rue. Mais mon français n’est pas aussi bon que je l’aurais voulu. C’est parfois difficile de comprendre tout ce que les gens racontent. Parfois, ils se mettent à parler créole. Je rate pas mal de choses. Puisque tu me suis partout, tu pourrais m’aider à l’occasion ?

— Je ne te suis pas. T’aider avec quoi ?

Quel Américain fait ça, dégoter des pays moins développés que le sien où s’installer ? « Longineu devait être tordu. Pourquoi m’avait-il abordé, puis choisi pour interpréter pour lui ? Il s’était adressé à moi en anglais. Bien sûr, on apprenait l’anglais à l’école, mais sur une terre où l’on parle français, comment avait-il deviné que je parlais sa langue ? Était-ce une plaisanterie ? » Patrice s’inquiétait.

Les touristes, en particulier les Américains, ne se mêlaient pas beaucoup aux habitants, préférant les plages. Les Américains ne visitaient presque pas l’île. S’ils venaient, ils s’y déplaçaient en groupes, et fréquentaient discrètement des plages de sable blond, ou restaient à bord de leurs gigantesques bateaux de croisière, et reprenaient la route aussi rapidement qu’ils étaient arrivés.

Longineu prit une mine constipée. Il se montra impatient, une question le démangeait. Il s’était ouvert au garçon pour faire tomber sa garde, à présent, il pensait avoir le droit de lui poser des questions personnelles.

— Patrice, connais-tu ceux qu’on dit impliqués dans les troubles politiques ?

De nature suspicieuse, fils d’un indépendantiste, Patrice se mit en tête de jouer un tour à Longineu. Il se demandait si le saxophoniste savait à qui il avait affaire. Il n’était pas question qu’on se serve de lui pour obtenir des informations.

— Ouais. Quatre. Ils ont placé des bombes dans des endroits stratégiques.

— Qui sont-ils ?

— L’un d’eux est infirmier. Un autre est docteur. Un autre est architecte, et je ne me souviens pas de ce que le dernier fait comme métier.

— Tu sembles plutôt branché. Comment les connais-tu ?

— C’est une toute petite île, mon gars. Ce sont mes aînés. Nous pratiquions le karaté ensemble.

— Les mouvements de libération populaires me fascinent. J’aimerais leur poser des questions. Comment faire pour les rencontrer ? C’est un moment historique que nous vivons, en ce moment.

— Euh, ces gars-là, ils sont… tous morts. Ils ont explosé avec leurs bombes.

Patrice ajouta, intraitable : éjaculation précoce.

— Quoi ? T’es un coquin pervers, toi, hein ?

Longineu le fixa méchamment. Il avait du mal à accepter l’effronterie du garçon, il se mit à cligner des yeux, machinalement. Un tic nerveux ! L’homme s’était dévoilé, et en retour, il n’avait rien tiré d’utile de leur conversation.

Longineu et Patrice se croisèrent à nouveau, sans se regarder. Aucun ne prononça un mot. Comme s’il cherchait à se faire des contacts, sans relâche, Longineu traînait encore dans la rue avec les jeunes ; mais il ne s’approchait plus de Patrice. Avoir été raillé par un effronté l’avait profondément offensé. « Que sait-il sur moi au juste pour oser faire ce genre de blague ? Le sexe est un sujet tabou. » Boutade ou pas boutade, il tenait rigueur à l’adolescent de s’être laissé aller à la vulgarité. Patrice le regardait de loin du coin d’un œil espiègle.

En Guadeloupe, on ne trouvait pas la saleté et la résignation chaotique qu’on trouvait en Haïti, ni le désespoir abyssal qu’on voyait en Jamaïque. On ne remarquait que la folie et la névrose que provoquaient des identités confuses, des personnalités en conflit les unes avec les autres, un héritage des abus perpétrés dans la chair, et dans l’âme d’un peuple atomisé, au nom de la civilisation, et de la supériorité d’une idée moribonde.

Le grand drapeau vert-rouge-vert, une bande blanche entre le vert et le rouge et une étoile jaune vif à cinq branches à gauche, battait frénétiquement, menant une procession de voitures surchargées, à une destination lointaine, une salle de conférences immense à l’embouchure de la Porte d’enfer. Là, dans un désert en miniature, un groupe d’indépendantistes se rassemblait dans un bâtiment sans prétention pour attendre son chef. L’homme fort apparut finalement. Les endorphines inondèrent le cerveau de Patrice. Les grondements se calmèrent subitement. Scrutant le parterre dans le silence, il avait l’air aussi sombre que leur peine, aussi hautain que leurs aspirations, aussi noble que leur espoir ; lui, un fils du même sol fertile, prêt pour une nouvelle semence, et une renaissance. Docteur Makouke planait au-dessus de la foule en ébullition, mue par l’obsession d’arracher le joug de l’usurpateur déguisé en ami, jovial et bienveillant.

Flanqué de sa mère et de sa tante, protégé par la ferveur des patriotes, camarades dans la lutte pour la souveraineté, Patrice s’émerveillait de l’homme imposant qui brisait déjà le silence. Pendant plus d’une heure, docteur Makouke prononça une harangue envoûtante d’un genre que Patrice n’avait jamais entendu. Médusé, il gobait tout. Le baptême terminé, il deviendrait lui aussi un soldat de la cause.

L’empire du docteur Makouke ne provenait pas seulement de sa voix tonitruante, ou d’une présence incontournable, mais de la profondeur de ses convictions, et d’un zèle révolutionnaire qui chargeaient l’air d’électricité. Des voitures par centaines s’ébranlaient jusqu’aux barricades dressées à l’extérieur de Pointe-à-Pitre.

De retour en ville, Patrice aperçut Longineu ; il l’observait encore se dissimuler dans des ruelles sombres, et remarquait les jeunes qui venaient manger dans sa main. Ils frétillaient toujours après l’avoir rencontré en secret. Longineu allongeait probablement des billets pour impressionner leur petite vertu. Ils en comptaient souvent en prenant congé de lui. Était-ce un pédéraste ?

Patrice avait voulu l’exposer pour ce qu’il était. S’éloignant de la rue principale, l’Américain disparaissait dans des ruelles discrètes, puis il réapparaissait, là où personne ne l’attendait. Habile dans le tissage des liens, il se mettait au niveau de tout le monde, et, à l’occasion, adoptait leur goût dans un subtil effort de conciliation. On n’y voyait que du feu ! Il s’entendait aussi bien avec les malfrats qu’avec les honnêtes gens. Encourager ses interlocuteurs à parler, lui venait naturellement. Ses histoires fantaisistes illuminaient les visages, inspirant l’admiration. Il sautait sur l’occasion d’obtenir un scoop ; il posait de nombreuses questions à ceux qu’il flattait profusément. Prudent, prenant garde de ne pas révéler sa main, quand quelqu’un commençait à douter de ses motivations, il reculait, jouait au sourd-muet, et s’éclipsait comme il était venu, ni vu ni connu.

L’écoute, sa force, payait des dividendes. Populaire, il se faisait inviter à des endroits que les touristes ne voyaient que rarement. On l’avait aperçu, assis par terre, dans la planque d’un trafiquant de drogue, occupé à manger des haricots rouges et du riz blanc dans une calebasse ; son instrument de musique tout près de lui, posé à plat, sur un long banc en bois d’acajou.

Toute la matinée, des personnes agitées répondaient à un appel pour venir protester contre l’arbitraire. Les troupes de choc du gouvernement faisaient pleuvoir du gaz lacrymogène sur une foule de manifestants, les envoyant se cacher dans les grandes cours des vieux baraquements environnants, et dans des cabanes de misère. De l’eau éclaboussée sur les visages souillés des femmes, et des enfants à bout de souffle apportait un soulagement, puis les plus déterminés, de nouveau prêts, repartaient affronter leurs bourreaux.

Un jour, tout rentra dans l’ordre. Les cours reprirent, et les jeunes cessèrent de traîner dans la rue. À nouveau, le mercredi après-midi, après le déjeuner, Patrice quittait le lycée et faisait un détour. Il se faufilait à pied entre les voitures pour se rendre à l’aéroport du Raizet. Assis face à la porte d’embarquement, il observait les voyageurs, imaginant les vies palpitantes qu’ils menaient dans les contrées lointaines où ils se rendaient. Patrice croyait qu’un jour, lui aussi, il pourrait les rejoindre. La colonie française était une prison pour un indépendantiste. Elle pullulait de gendarmes. S’il s’y éternisait, agité, et impatient comme il se sentait, un jour, il se verrait accuser d’outrage à l’ordre colonial.

Quand dans les rues de la Pointe, il tombait sur Beverly, la femme de Longineu, elle lui inspirait un second coup d’œil furtif ; élancée, fine, la peau brune, un délice pour les yeux, elle le rendait gaga. Comment un homme si ordinaire pouvait-il se retrouver avec une femme aussi sublime ? Il la suivait parfois jusqu’à son studio. Ses mouvements syncopés ravissaient les spectateurs. Quand elle dansait, on aurait dit qu’elle flottait. Le combat endiablé qu’elle livrait, celui-là même qu’elle qualifiait de danse captivait l’attention ; elle faisait palpiter les cœurs avec chaque élan qu’elle prenait. Dans la rue, au studio, partout où une vibration, un son aussi fluet soit-il, un battement, un vacarme, un déboulement s’offrait à l’oreille, elle s’abandonnait à une convulsion envoûtante, et élégante, à la fois. Tous les sons se voulaient une invitation au mouvement. La transe était pure joie, célébration de la vie ; elle invoquait les ancêtres, leurs esprits en errements, et celles de toutes les âmes en peine.

La douleur devenait une sensation dominante ; elle se contorsionnait sous des coups de fouet imaginaires. Le profane y voyait un spectacle de pure folie, une performance d’outre-tombe, en sa singulière interprétation de la culture locale ; Beverly exprimait un traumatisme. Elle nous rappelait l’héritage que nous avions en partage. L’Américaine nous comprenait. Elle incarnait nos velléités de résistance au vol de notre esprit. Elle faisait corps avec cette Guadeloupe qui lui avait tant donné. Un doigt sur le pouls de l’île, Beverly palpait ses hésitations, ses respirations, et le remue-ménage de sa conscience déchirée entre deux esthétiques. La renaissance de la langue créole, de la musique et de la danse gwoka rassemblait du monde, alimentant la flamme du nationalisme.

Patrice l’avait suivi pendant de longues semaines avant de reprendre le chemin de l’école. Plusieurs semaines après le discours du docteur, Longineu parcourait encore les rues à la recherche de signes du mécontentement, mais les discours s’étaient tus, les groupes de jeunes s’étaient disloqués, et la normalité était revenue tout doucement, envoyant la grogne en pâture. Les marches avaient cessé, les rues s’étaient vidées, et la vie avait repris son rythme cadencé, régulier et prévisible. L’ordre colonial se remettait en marche. Le pays reprenait sa demi-sieste. Les enfants étaient retournés à leurs jeux, et les vieux, à leurs débits de boissons, où le sucre et le citron vert se mariaient dans la bonne humeur du rhum local.

Les gendarmes vinrent cueillir Patrice tôt le matin. Ils se garèrent devant la maison familiale. Comment avaient-ils su qu’il était seul ce matin-là ? Il les observait à travers la pénombre que les volets créaient ; grondant au fond de son ventre, la peur l’empêchait de respirer. Le camion, avec ses rangées de bancs à l’arrière, accommodait quinze officiers.

Il faisait déjà chaud. Leur peau albâtre rougeoyait sous le soleil levant. Dans des treillis cintrés, la lourde machinerie de la mort entre les mains, ils trépignaient d’impatience de se lancer dans l’action. À ce moment, la lutte pour la libération semblait atrocement réelle. Sur le point de priver Patrice de son corps, de lui dérober la vie, ou de fouler son âme, otage du caprice d’un supérieur, aucun gendarme n’osa bouger. La terreur qui croissait en Patrice se transformait en déchirure. Dans l’attente d’un ordre, les agents de l’ordre ne quittaient pas le camion. Comme un papillon de nuit, collé aux volets, résistant à l’envie d’uriner, Patrice s’attendait au pire, à ce que leurs actions dictent sa destinée. Partant de sa vessie, la douleur qui s’aiguisait atteignit la pointe de son pénis. Le camion pétarada, intensifiant la terreur de Patrice, puis il disparut avec ses fusils, et ses mains entraînées. Patrice relâcha quelques gouttes.

Le studio était cadenassé. Sans prévenir, Longineu avait disparu. Il était introuvable. Rester à moitié dissimulé dans la pénombre, derrière d’épais volets, dans l’espoir de repérer son ombre frêle ne présentait plus aucun intérêt. Il était parti pour de bon. Épier ses moindres gestes ; une fois les foules en colère dispersées, le suivre en catimini sous couvert de l’ombre jusqu’à l’arrière des voitures banalisées, où ses pas menaient immanquablement, n’avait servi à rien. L’emprisonnement des petits activistes des coins de rue suivit son départ inexpliqué.

Longineu avait eu peur, lui aussi. Aucune violence n’avait été dirigée contre lui, contre sa famille ou son pays ; ni la violence de la domination coloniale ni la violence des dominés ; toujours à moins d’un billet d’avion de sa sécurité ultime.

Lui qui pouvait partir et regagner ses rives à tout moment, il avait fait de la peur son fonds de commerce, et donc ne pouvait être qu’un espion. L’argent qu’il distribuait venait de quelque part. Comment expliquer sa poursuite acharnée du drame, et de la tragédie ? Il devait être un espion. Le moment où il était apparu dans la rue parmi eux, Patrice s’en était douté. Autrement, comment expliquer les arrestations ciblées des personnes qu’il avait fréquentées ?

De retour du cinéma, un lycéen avec qui Patrice jouait parfois au football fut interpellé, et fouillé par un gendarme impatient qui demandait à voir ses papiers. Pas assez rapide, peut-être, dur comme un rondin, il s’affala sur un sol crépitant, dans un vacarme de détresse à la suite de multiples détonations. Immobile, allongé sur un lit d’asphalte crasseux, âgé de 17 ans, victime de la frayeur d’un sbire du gouvernement sans conscience, il gisait là, abattu par une main sans amour, sur le sol volcanique de sa plantation. Était-ce bien celui-là, le tribut à payer pour une paix frauduleuse ? La perte de tout espoir d’un avenir meilleur ? Cette paix coloniale privait de vraies personnes de dignité, et du rêve de posséder enfin leur propre corps.

Patrice revit les gendarmes la veille, circulant aux alentours de sa demeure, jouant avec sa peur. Il trouva étrange qu’ils restent si longtemps cette fois, et quand ils repartirent, ils regardèrent dans sa direction une dernière fois avec le sourire, à travers les volets. Le lendemain, ils revinrent, et firent halte dans le bâtiment où il se trouvait avec des élèves de sa classe. Ils demandèrent à un administrateur de le faire sortir, d’interrompre le cours, de couper le lien, et de le livrer dans un couloir impersonnel, de la couleur du désespoir. Pressés de meurtrir sa chair, ils assaillirent son corps résigné, immobile ; ils le menottèrent devant la foule assemblée, et le transportèrent comme une marchandise, dans le ventre béant de leur monstre d’acier.

Ils roulèrent lentement autour de l’école, d’abord, faisant une ronde supplémentaire pour que tout le monde voie, comme pour célébrer une victoire, alors que son âme abattue sombrait dans un silence empreint de désespoir. De quoi était-il accusé au juste ? Et pourquoi ? Quel avait été son crime ? Cela n’avait pas vraiment d’importance ! Il était né coupable, condamnable, manquant d’une volonté souveraine. Corps et âme, piégés dans les peurs des autres. En attendant son père, Patrice s’évanouit dans une rêverie compulsive. Le lycéen assassiné lui parlait :

En période de troubles, ne parle plus aux gens du Nord qui se mêlent aux locaux. « La duperie est révélée quand tu refuses de tomber dans les mailles du filet qu’ils tissent. Garde une distance. Fais confiance à ton instinct. Ne t’ouvre pas à un mensonge, et à une balle. »

Sur la tombe du lycéen, Patrice vida un cœur gros.

Le Sursaut (Extrait)

Copyright © 2022 Michel N. Christophe, ProficiencyPlus

1

Comme d’habitude, ma routine matinale est mouvementée. Je quitte à nouveau mon appartement sans prendre de petit-déjeuner. Pas le temps. J’aimerais éviter d’accélérer sur le périphérique et arriver à l’heure au campus pour le cours que je suis censé donner à huit heures. Combien de temps, encore, vais-je continuer comme ça sans prendre une contravention pour excès de vitesse ? Je n’en ai aucune idée ! Les choses arrivaient, je les subissais comme si je n’avais aucune emprise sur elles.

Le matin du 11 septembre 2001, j’arpente le sol de la salle de classe juste en dehors de Baltimore, n’établissant de contact visuel avec personne, je suis en pleine conférence lorsqu’alarmé, un étudiant se précipite au-devant de la classe, et allume le téléviseur fixé au mur sans demander la permission. Les images des malheureux sautant par des fenêtres vers une mort certaine sont choquantes. Mon corps se fige et reçoit comme une gifle le chaos spontané et la cacophonie de sonneries de téléphone et de cris qui éclatent. En quelques secondes, les étudiants se précipitent vers la porte. J’ai l’impression d’avoir déjà vu cette scène. Mon sentiment aigu de vacuité liée à une absence totale d’objectif s’évapore. Indigné, à ce moment précis, je formule le vœu pieux de rejoindre la lutte contre le terrorisme. Il n’y a pas de meilleure façon, pour moi, de reprendre le contrôle de ma vie et d’y restaurer la certitude. Je m’engage à mettre mes talents au service de ce nouvel objectif.

Aider des étudiants privilégiés, talentueux, et motivés, ne m’offre aucune stimulation intellectuelle. Je m’ennuie. Aussi compétitifs soient-ils, ils n’ont pas besoin de moi pour tracer leur chemin dans la vie. Même un mauvais professeur ne pourrait pas les empêcher d’obtenir de bonnes notes. Je me languis, j’ai besoin de sentir que moi aussi, j’évolue, que je fais une différence. J’ai hâte d’être absorbé par des activités excitantes et enrichissantes. J’aspire à davantage d’autonomie pour choisir moi-même comment canaliser mon trop-plein d’énergie ; à davantage de pouvoirs aussi, pour faire bouger les choses ; à un statut ; et à de la reconnaissance, même discrète, pour un travail bien fait. En fait, j’ai besoin d’un projet ambitieux. L’exaltation me procure un sentiment de plénitude. Voilà, je suis nécessiteux.

Tôt ce soir-là, le téléphone sonne. C’est Shera.

— Bonsoir Monsieur. Shera à l’appareil. 

Il n’y a pas si longtemps, elle était étudiante dans ma classe ; depuis, elle est devenue une avocate renommée. Adolescente, avant de rejoindre l’université, la dépendance de sa mère au crack les avait toutes deux conduites dans un refuge pour sans-abri. À l’école, la jeune fille avait mis les bouchées doubles pour s’en sortir. Toujours préparée, elle ne se plaignait jamais, et mettait un point d’honneur à briller en classe. Je me reconnaissais en elle, lui faisais confiance et croyais en ses capacités. L’éducation peut devenir une source de transformation radicale entre les mains de personnes bienveillantes. Les gens comme Shera sont la raison pour laquelle je suis devenu enseignant.

— Bonsoir, Shera. Ravi d’entendre ta voix. Ça fait un bail.

Une de mes meilleures étudiantes, c’est avec plaisir que je lui avais rédigé une lettre de recommandation pour la faculté de droit.

— J’appelle à un mauvais moment ? Nous pouvons parler ? 

— Absolument. Pas de problème. 

— Avez-vous repensé à ce dont nous avions discuté la dernière fois ? Mon frère dit que… 

— Oh oui. Eh bien, cette fois, je vais accepter son offre. J’ai juste besoin de me vider la tête, de réfléchir à comment procéder. 

— Oh, excellente nouvelle. Rappelez-vous, vous serez heureux là-bas. Vous ferez quelque chose d’utile qui compte vraiment pour beaucoup plus de monde. Je dois lui parler. Puis-je lui transmettre votre numéro ? Je file.

— Oui, pas de problème. Mais pas de précipitation. Je ne sais pas encore si… 

— Ne vous inquiétez pas, Monsieur. Ça va aller. Prenez soin de vous. Il faut que je l’appelle. 

Shera voulait aider son frère, un recruteur pour une des seize agences de renseignement du gouvernement. Il avait du mal à trouver de bons linguistes capables d’obtenir une security clearance, une habilitation de sécurité top secret.

L’office de recrutement m’appela deux fois avant que je ne prenne enfin le temps de déposer ma candidature. Un an après, en octobre 2002, pendant les vingt-trois jours de terreur que des tireurs embusqués infligèrent à la région de Washington, DC, je m’aventurais à l’extérieur comme un inconscient pour me soumettre à une série d’entretiens et de tests psychologiques dans des bâtiments aux alentours de la ville. C’est en courant que je rentrais dans ma voiture à chaque fois, et à toute vitesse que je rentrais à la maison pour éviter de me faire tirer dessus. La dernière chose que je voulais était de me retrouver à la télé aux nouvelles du soir comme une autre victime dont on discutait. La tuerie organisée dans la zone métropolitaine se termina avec dix morts et trois blessés graves.

Je me suis souvent senti impuissant. La peur n’est rien de nouveau. C’est une vieille amie. Des attaques terroristes avaient tourmenté mon enfance. Des bombes laissées dans des poubelles dans la rue, sur des quais de métro, dans des zones commerçantes, des restaurants et des postes de police avaient ébranlé tout semblant de paix et de sécurité dans ma jeunesse. Un jour à la sortie du métro Nation, je suis tombé nez à nez avec cinq braqueurs de banque lourdement armés prenant la fuite à pied, chargés de leur butin. Les séparatistes corses, basques, les indépendantistes de mon île, les extrémistes de droite comme de gauche, ainsi que les activistes pro-palestiniens étaient hyperactifs pendant mon enfance.

L’examen de l’agence gouvernementale mené dans mon français maternel est le plus difficile que je n’aie jamais passé. Deux femmes âgées me mitraillent de questions-chocs avec l’intention affichée de me déstabiliser. Français sur le papier, je suis né en Guadeloupe, dans la Caraïbe. Emmené en France à l’âge de deux ans, comme beaucoup d’autres, j’ai fait des allers-retours, tous les deux ou trois ans, entre les Antilles et l’Europe au long de mon enfance.

Dans la section écrite de l’examen, je réponds à une série de questions sans fil conducteur évident. Ensuite, c’est au tour de l’évaluation psychologique. Elle est longue et sans intérêt, comme toutes les évaluations de ce genre, d’ailleurs. Le psychologue, un septuagénaire pâle et échevelé, refuse de serrer ma main. Il me fait penser à un malade mental. La grosse tache de café sur sa chemise blanche me fait rigoler. Il a bien plus besoin que moi des services qu’il propose. Je termine dans une salle sombre, assis dans un fauteuil bizarre près d’un miroir sans tain devant un polygraphe. Un homme dénué de charme, dont le visage ne trahit aucune émotion me place des électrodes sur la poitrine et sur les bras, puis commence à me poser des questions incongrues sur ma vie sexuelle. Il s’exprime machinalement.

Tout cela est très amusant. Je m’éclate. A-t-il besoin de conseils ? Il veut connaître le nombre de femmes avec lesquelles j’ai couché, comment je dépense mon argent, le type de personnes que je fréquente, et les quantités d’alcool et de drogue que je consomme. Que c’est lourd ! Son ton monocorde rend la séance longue et fastidieuse. À deux reprises, je m’endors. Agacé, cherchant à rester éveillé, à pimenter les choses, et surtout à encore m’amuser un peu à ses dépens, je révèle que j’ai fumé des joints dans mon adolescence. L’homme ne bronche pas. Ne m’a-t-il pas entendu ? S’en fout-il ? À la fin de la séance, je quitte la pièce, vidé de toute mon énergie, et irrité de m’être soumis à un interrogatoire ridicule. Je n’ai plus rien à cirer de ce boulot-là. Il ne m’intéresse plus.

Le frère de Shera a fait de moi la cible d’une mauvaise plaisanterie. Il m’avait pourtant assuré que le gouvernement avait désespérément besoin de personnes qui maîtrisent des langues étrangères. J’en parle trois couramment. Ma double nationalité, serait-elle le problème ? Pourquoi ai-je accepté de m’embarquer là-dedans ? Je devais faire mon deuil de cette expérience saugrenue comme s’il s’était agi d’un bad trip, et désespérais malgré tout d’entendre un jour parler du recruteur. 

Une éternité passa. Pour être précis, près de deux ans plus tard, deux mois avant ce qui aurait été l’anniversaire de la séance de polygraphe, je reçois une offre d’emploi officielle du gouvernement par la poste. Un immense soulagement mêlé à du ressentiment m’envahit. L’attente, et le sentiment de m’être fait berner, m’avaient tellement ébranlé que j’avais pris la peine d’aller consulter un psy. Quelles montagnes russes ! Quel délire ! Je renonce à mes grandes vacances et commence à travailler pour le gouvernement à la mi-juillet 2003, quelques semaines plus tard. Pratiquement, deux longues années se sont écoulées entre le moment où j’ai postulé et mon premier jour de travail. Mince alors ! Dans quoi suis-je venu me fourrer ? Ça doit être un sacré boulot !

2

J’ouvre lentement les yeux, plus tôt que d’habitude. Ils semblent collés. La sonnerie m’agace. Il est cinq heures du matin. Je veux balancer mon fichu réveil contre le mur. Je ne suis pas seul, ma petite amie est là. Pas du tout matinal, je m’étire et prends mon temps comme d’habitude avant de sortir du lit.

Hier soir, j’ai tenu à avoir une conversation avec Barbara, une belle noire à la Tika Sumpter. Une femme parfaite, et guillerette de cinquante ans qui ne fait pas son âge. J’en ai trente. Nous nous sommes rencontrés deux ans plus tôt à l’extérieur de Baltimore, sur le campus de l’université de Towson dont elle est la doyenne. Sa tenue impeccable, et son port digne, tentaient de dissimuler un corps ferme, plantureux, et des fesses rondes. Sa peau brune, et ses pommettes saillantes ont immédiatement attiré mon attention.

Je m’appelle Antoine. Je suis son « toutou » préféré. Tantôt repoussant, tantôt attirant. Mon côté mâle alpha protecteur la rassure. Quand tout se passe bien, je suis son petit caniche français, dit-elle. Je ne lui en veux pas. Elle, c’est un cougar déchaîné. Elle sait me recadrer.

— Je voudrais faire une pause dans la relation. La différence d’âge entre nous est trop grande. Que penserait ma mère, si elle l’apprenait ? De plus, je vais bientôt partir m’installer en Virginie, loin du Maryland, pour commencer une nouvelle vie dans laquelle il n’y aura plus de place pour les distractions. Bien sûr, elle m’a été d’un grand secours, a compté dans ma vie, et m’a redonné le mojo. Il me faut faire le point ; voir autre chose, explorer les méandres de mon âme.

Légèrement penchée en avant, elle plisse les yeux pour m’écouter attentivement, sans passion, on dirait. Je transpire. Elle m’interroge, pose beaucoup de questions de toutes sortes, mais garde ses pensées pour elle-même. Elle me met à mal. Cette femme sait placer la crainte de Dieu dans mon cœur. Ce matin, au réveil, elle m’a fait un grand sourire avant de lancer : « Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres. Tu ne peux pas te précipiter dehors l’estomac vide. Non, très cher. Il n’en est plus question. Tant que je veillerai sur toi, cela n’arrivera pas. Je t’ai préparé un petit-déjeuner copieux. Mangeons-le au lit, mon amour. »

Gros soulagement pour moi. Ouf ! Elle est si gentille, Barbara ; remplie de grâce et de compréhension ! Elle ne cessera jamais de m’étonner. Tout ira bien, après tout. Quand je pense combien je me suis fait du souci pour rien. Je me douche lentement, avant de me presser d’atteindre le périphérique.

Le ciel est dégagé. Dans un trafic modéré, sur l’autoroute, il me faudra plus de deux heures pour arriver à mon nouveau bureau. Je ne peux réprimer ma joie. La tête haute, remplie d’espoir, je chante tout le long du trajet. Je suis heureux. Ma nouvelle vie s’annonce merveilleuse. Enfin, mon premier jour dans un bureau du gouvernement !

Serait-ce l’excitation ? Les spasmes de mes intestins me font atrocement, mal. Je ne suis pas certain de la cause de l’indigestion, je dois serrer les fesses. Mes sourires forcés ressemblent plus à des grimaces le premier jour. À me voir courir comme ça, que diront mes nouveaux collègues ? Je passe trop de temps, le pantalon baissé assis sur un water. J’y retourne toutes les heures et le connais mieux maintenant que mon propre bureau. Sacrée Barbara ! Je ne doute pas qu’elle y est pour quelque chose.

Le département de langues de l’université pour fonctionnaires ressemble à une mini-Organisation des Nations Unies, vingt-cinq langues y sont représentées. Mais ici, la mission est de doter chaque officier traitant et chaque analyste du savoir-faire et de l’agilité linguistique nécessaires pour promouvoir les intérêts de l’Amérique dans le monde. Une ribambelle de cubicules identiques de deux mètres de haut domine un vaste espace compartimenté, sillonné de ruelles étroites. Chaque cluster accueille un groupe linguistique distinct.

Pour se rendre indispensables, les formateurs en langues étrangères se tiennent au courant de l’actualité et des derniers scoops ; ils réapprennent leur histoire nationale, et ils s’intéressent aux tendances culturelles, aux modes de pensée dominants, et aux perspectives populaires dans leurs pays d’origine. Cinq heures par jour, et cinq jours par semaine, toute l’année, une cinquantaine de linguistes dispensent des formations à la demande, en individuel et en petits groupes de cinq. Pendant deux heures, chaque jour, ils font passer des tests de compétences dans les langues les plus prisées du Globe, et occupent le reste de la journée, à la préparation de cours, à la traduction ou à l’interprétation, selon les besoins du moment.

Rien n’est laissé au hasard. Il est hors de question d’enseigner la littérature. Celle-ci détournerait l’attention des affaires pratiques et terre-à-terre du gouvernement. Les étudiants réclament par-dessus toute autre, la terminologie de la guerre. C’est ce qui se discute le plus en ce moment. Ils doivent pouvoir user des compétences acquises et de leur charme naturel pour peser dans les discussions avec leurs homologues étrangers. S’ils n’arrivent pas à développer cette aisance dans la langue cible, alors, gare à notre réputation. La formation passe pour un désastre et l’université se fait bouder.

Chaque formateur reproduit les stéréotypes pour lesquels sa culture est connue. En période de crise, il se transforme en consultant régional, se prévalant d’une perspective plus englobante que celle des analystes sur les questions politiques et la culture locale. Chacun reproduit les défis culturels auxquels les diplomates américains devraient s’attendre avec les ressortissants de leurs pays d’origine. Maintenir l’étrangeté s’avère rentable.

Des citoyens américains naturalisés, pour la plupart, les linguistes prennent grand soin de ne pas effaroucher les natifs. Pourtant tous américains et égaux devant la loi, un patriotisme exacerbé aidant, ceux dont la seule distinction est d’être nés sur le sol américain tolèrent avec peine ceux qui sont nés à l’étranger. Nous faisons attention à notre élocution. L’ancienne génération, moins à l’aise avec la langue anglaise, a appris à ne pas attirer l’attention sur elle-même. Un plouc pourrait s’opposer tapageusement à leur inclusion. Tyrannique, la langue maternelle qui leur permet de gagner leur pain ralentit la maîtrise de concepts difficiles en anglais, ainsi que leur intégration dans la population générale.

Éloignée des salles de formation, séparée par un long couloir et des portes massives, une chambre forte sert de bureau principal aux formateurs. Les visiteurs sonnent avant de pénétrer la forteresse. Des caméras cachées dans toutes les salles nous tiennent sur nos gardes à tout bout de champ. L’usage du téléphone fixe et des ordinateurs est strictement contrôlé, et nos frappes sont enregistrées. Nos portables, eux, restent dans nos boîtes à gants, éteints dans la voiture, toute la journée. Nous sommes sur le qui-vive en permanence, c’est épuisant ! Après trois mois, la liberté individuelle ne figure plus dans mon vocabulaire, et la paranoïa s’invite dans ma vie à temps complet.

3

Une enseignante d’origine française avec laquelle j’aime papoter, me convainc, avant de prendre sa retraite, que les événements de la vie réelle suscitent un plus vif intérêt chez les apprenants que des situations fictives inventées à leur intention lors de la conception d’un cours. Des matériaux authentiques de la vie réelle doivent être systématiquement inclus dans la leçon dès le départ. Elle aidait un étudiant d’âge mûr à apprendre le français, et s’attendait à ce qu’il travaille seul chaque jour pendant trois heures après les cours comme convenu. L’excellent manuel rempli de dessins et d’explications qu’elle avait choisi pour la classe était censé être facile.

Malgré tout, l’étudiant semblait s’ennuyer, il ne s’intéressait pas au matériel, et il n’apprenait pas aussi vite que ses camarades de classe. Elle ne parvenait pas à créer une connexion avec lui, et se demandait si un manque de motivation n’était pas à l’origine de la situation. Si un apprenant n’était pas attentif, il ne pourrait ni changer ni s’améliorer. Un jour, pour s’amuser, elle amena un article de journal en classe, et alors tout changea.

Auparavant réticent, l’étudiant s’empressa de déchiffrer une histoire qui lui semblait pertinente. Il commença, à l’aide d’un dictionnaire et d’un livre de grammaire, à travailler assidûment, et à poser un grand nombre de questions pertinentes. La formatrice s’en trouva désemparée. La nouvelle dynamique l’obligea à s’adapter et à jouer le rôle d’une accompagnatrice. Elle peina à garder le contrôle de l’instruction. Puis l’apprenant se lança dans une discussion laborieuse, mais marquante par sa ténacité, sur le sujet de l’article. Son froncement de sourcils habituel fit place à un large sourire. L’expérience fournit à la formatrice l’ouverture qu’elle avait recherchée.

À mon retour en classe, ayant pris l’histoire à cœur, je fis de l’utilisation de matériaux stimulants et authentiques un élément clé de mon enseignement ; et systématiquement, mes étudiants travaillèrent sur des activités qu’ils trouvaient pertinentes. Le succès que je connais alors incita Léa, une manager scandinave, à me sélectionner pour donner une présentation lors d’une conférence intergouvernementale. Les meilleures pratiques devaient être proposées au plus grand nombre. C’est dans ce même esprit que la retraitée m’avait livré ses pensées. Les causes de l’engouement des apprenants pour ma formation devaient être connues de tous. Léa souhaitait voir une ébauche de la présentation que j’allais faire : l’engagement à travers des matériaux authentiques pour un apprentissage de qualité.

À chaque étape de ma préparation, Léa m’ordonna de changer la couleur et la police du texte de mon brouillon, un mot ici, la ponctuation, là… Une suggestion devint vite une obligation, puis un diktat. Elle édita et réorganisa mes pensées, négligeant de s’enquérir de ce qui les avait motivées. Bien que je ne sois pas d’accord, je m’exécutais et lui montrais les foutus changements qu’elle exigeait à dix occasions. Chaque fois qu’elle rotait, elle s’attendait à ce que je saute et m’exécute. Chacune de ses flatulences requérait de moi le garde-à-vous.

La danse interminable qu’elle m’imposait cessa très vite de faire sens. Cette femme avait un problème, et moi aussi, du coup, pour accepter de me laisser mener en bateau de la sorte. Je ne m’amusais plus. Agacé, la veille de la présentation, je décidais de ne plus me soumettre à sa tentative de contrôle, et de ne pas lui soumettre le dernier changement de police qu’elle m’avait demandé. Après tout, c’est moi qui allais parler à l’assemblée à partir de notes qu’elle ne verrait pas. Pourquoi se souciait-elle autant de ce à quoi elles ressemblaient ?

À l’heure pile, je commence à m’adresser à une salle de conférence bondée de personnes aussi anxieuses que moi. Il doit y en avoir au moins trois cents. Plus aucune chaise de libre ; les gens s’appuient contre les murs ou s’assoient par terre. Ils semblent très réactifs. Que demander de plus ? Une personne quitte la salle au début de la présentation. Un homme grisonnant de courte taille. Je me souviens de lui. J’avais refusé le poste à temps partiel, mal payé, qu’il m’avait proposé sur son campus huppé de Charles Street, à Baltimore. Il doit lui être insupportable de me voir là à présent, en train de lui faire la leçon !

La seconde où je vois sortir cet exploiteur, la directrice du département de langue de mon Agence dévale dans la salle de conférence heurtant une personne assise en tailleur à même le sol. Dans son dos, au bureau, les Sino-Américains la surnomment, dragon-lady. Elle a l’air énervé, et se plante face à moi les jambes écartées, les bras croisés, bloquant la ligne de mire d’une dizaine de personnes, à la manière rigide d’un samouraï. Elle méprise, quiconque défie l’autorité. En ignorant la dernière volonté de Léa, j’ai donné un coup de pied à sa fourmilière.

Résistant à l’envie de me recroqueviller, de disparaître dans la masse, je poursuis ma présentation sans sourciller. La marâtre plisse les yeux, me fixe du regard comme si elle visait avant de lancer des fléchettes. Aïe. Ça fait mal. Cinquante minutes plus tard, je termine la présentation sous un tonnerre d’applaudissements. Avant que le bruit ne s’estompe, vexée, elle se faufile hors de la salle. En dépit de l’approbation de l’assemblée, et de ses requêtes de prise de contact pour une discussion approfondie en tête-à-tête, à cause de la police que j’ai utilisée pour affirmer mon autonomie, je sais, bien sûr, que j’ai perdu la faveur de ma hiérarchie. Je reste serein !

4

Leïla est une bonne prof. Une femme fine, menue, d’allure nordique, à la peau translucide, elle ressemble à une version miniature d’Uma Thurman. Chaque fois que je la vois, des sourires de joie tamisés se déclenchent spontanément en moi. Travailler avec elle est un régal. Nous avons commencé le même jour ; nous mangeons souvent ensemble ; nous savourons les mêmes blagues avec délectation ; et nous nous entraidons aussi. Entre petits nouveaux, c’est normal. Nous partageons une amitié bourgeonnante, et des astuces pour mieux faire notre boulot. Nous sommes si souvent vus ensemble, que les mégères jasent beaucoup déjà.  

Ici, dans les locaux du gouvernement, une mine grave est de rigueur. Il faut rester de marbre. La mission le requiert. Notre fonds de commerce est le secret, le danger, et la mort, après tout. Leïla aime la vie, plus que la moyenne des empotés qui nous entourent. Généralement gauche dans les situations sociales, elle ne se sent à l’aise d’habitude qu’avec ceux qu’elle connaît, et pourtant, elle vient de se lier d’amitié avec quelques personnes de couleur dans le bâtiment. De quoi alimenter encore plus les rumeurs. Les médisants sont d’avis que son affinité pour les noirs n’est liée qu’à une perversion. Un attrait démesuré pour la sensualité. « Les gens sont trop cyniques », me dit-elle. « Ils ne comprendront jamais. »  

Il n’aura pas fallu de beaucoup de temps ! Malgré la bonne compagnie que j’entretiens, je ressens un malaise dans cet environnement fermé. Mes rencontres avec la hiérarchie me semblent précipitées, de plus en plus brusques et invalidantes. Au premier abord, seulement, pourtant bienveillante, je remarque qu’elle ne prend plus de gant ni avec les femmes ni avec les minorités, et devient, progressivement sévère et discourtoise. C’est étrange ! Seuls les quelques hommes blancs reçoivent un peu d’égard. Mais, de peur d’être perçu comme un problème, il ne faut pas en faire état à voix haute. Je me demande parfois si l’inconfort que l’on intériorise n’en serait pas pour quelque chose. En développant un doute, n’appelons-nous pas les mauvais traitements ? Ne signalons-nous pas un complexe ? La tentation de blâmer la victime est grande, tant d’efforts sont déjà faits pour nous minimiser, que la responsabilité du problème n’est plus un mystère. 

Tout cela reste subtil ! On ne sait jamais exactement quand on sort des petits papiers des chefs, sauf dans mon cas. On déclare à présent que j’ai un problème avec l’autorité. Parce que juste avant la conférence, j’ai renoncé aux dernières vérifications avec Léa, on fait de moi une personne à problèmes. Ce qu’on dit a des conséquences. J’aimerais qu’on arrête de répéter ces âneries, alors que le seul problème que j’ai est seulement avec l’autorité dont Léa a abusé. Je dois être un bon à rien, un anarchiste, dit-on à qui veut l’entendre. L’insistance de la hiérarchie à pointer du doigt ce qu’elle juge répréhensible chez les collaborateurs, à rabâcher les défauts de caractère qu’elle suppute chez chacun, pousse mes pairs et moi à perdre notre détermination à faire pour le mieux, amenuise notre concentration, et nous contraint à nous replier sur nous-mêmes. La porte d’accueil s’est refermée. Personne n’est plus le bienvenu ici. Nous sommes les ennemis de l’intérieur à présent.  La paranoïa occupe le terrain de plein pied.

Ça fait seulement six mois que je suis là. Ma lune de miel est terminée ; le silence autour de moi se fait inquiétant au bureau, voire oppressant. Je demande le divorce. C’est insidieux ! Nos supérieurs nous mentent en pleine face à présent et avec régularité. Ils trichent aussi. Et lorsque nous les démasquons, ils se confondent en justifications spécieuses, puis finissent par répéter comme s’ils étaient à la confesse : « C’est la culture, vous le savez bien. »

Nous, le troupeau, sommes dépités dans l’environnement factice qu’ils créent. L’entrain, des premiers jours a disparu. Je n’accélère plus sur l’autoroute comme je le faisais avant, et je traîne les pieds pour me rendre au bureau. Je redoute maintenant tout type d’interaction avec ces personnes aigries, et inauthentiques. Les croiser dans les couloirs, tomber nez à nez avec eux dans l’ascenseur, quel horrible calvaire ! Il me faut faire un effort, ouvrir la bouche, et esquisser des grimaces surtout. Tout cela semble au-dessus de mes forces à présent.

Je suis mécontent et ne pense plus qu’à une chose : comment quitter cette plantation ? Quel autre nom puis-je donner à cette fosse septique ? « L’Agence a dépensé des sommes astronomiques pour te trouver et te recruter. Tu possèdes à la pelle des talents essentiels à sa mission, tu fais partie des rares personnes aptes à obtenir une habilitation de sécurité à un niveau élevé, » me dit-on aux ressources humaines pour m’encourager à rester. Les processus de vérification et d’intégration du nouveau personnel sont complexes. Je sais que ça ne sera pas facile ! La CIA, ou comme on dit, l’Agence, n’est qu’une autre plantation des temps modernes, le temps y est resté figé. L’idée de rembourser des primes à l’embauche juteuses me paraît décourageante. Il faut des années pour transformer un linguiste en formateur spécialisé, efficace et polyvalent, au sein du gouvernement ; en un professionnel capable d’optimiser la réussite des opérations les plus secrètes sur le terrain. La vie et la mort du personnel sont dans la balance. Tu n’es pas Monsieur tout le monde !

Le soir, une plantation de champignons envahit mes cauchemars. C’est devenu une obsession. Les champignons évoquent la moisissure et la saleté. Ils poussent dans des endroits sombres et humides ; il se nourrissent de fumier et de pourriture. Avec les bactéries, ils jouent un rôle crucial dans la décomposition de la matière organique. Mes collègues et moi sommes traités dans l’ensemble, comme des champignons. Maintenus dans l’obscurité et recouverts d’excrément, nous sommes des champignons. La puanteur affecte nos sentiments. On cherche à nous émouvoir pour mieux nous dominer.

Nous sommes contrôlés par la négativité et la peur. Machiavel affirmait : « Celui qui contrôle la peur des gens devient le maître de leurs âmes. » Quand nous redressons l’échine, nous prenons trop de place, devenons incontrôlables, et sommes immédiatement mis en boîte, sur le pavé, et expulsés sans cérémonie. Sous ce champignon toxique, on détruit le social, on atomise l’individu, et on rend la vie glauque, et incertaine. Le danger est partout. Certains sombrent plus profondément dans la paranoïa. Mais moi, intuitivement, je rejette la politique de la peur. L’idée de fuir ce guêpier me hante plus que jamais. Je refuse de devenir plus petit que je ne le suis déjà, ou encore une version plus mesquine de moi-même.

Certains sont envoyés en formation pour apprendre à faire confiance aux supérieurs, la confiance est une compétence ; à d’autres comme moi, on dit que garder le silence équivaut à refuser de partager son intimité, et de ce fait contribue à créer un environnement hostile au bureau. La confiance s’accroît lorsque l’on ouvre la bouche pour se révéler. Pour que les rapports d’évaluation soient substantifs, il faut s’ouvrir, jeune homme. Les managers prennent des décisions concernant leurs subordonnés, sans les consulter.

Nous contribuons au bon fonctionnement de la machine ; ils s’approprient notre mérite, reçoivent des félicitations et affichent des sourires satisfaits. Les petits chefs blablatent toute la journée, et nous, les pions, faisons tourner la machine. Individuellement ou en groupe, ils n’ont aucune confiance en nous, et ne se soucient de notre développement que quand cela s’avère opportun. La formation est une récompense que la hiérarchie distille à petite dose, aux plus méritants. L’amélioration de la productivité des collaborateurs n’intéresse personne. On n’obtient pas une promotion pour ça !  

Les bêtes de somme font le travail, maintiennent l’entreprise à flot et en fin de compte sont négligées. Ainsi va le monde. C’est normal. Toutes les sociétés fonctionnent comme ça. La proximité garantit le droit exclusif à l’exploitation du sien par le sien. Pensez à votre argent. Gare à vos poches. Quelqu’un s’attaque à elles. Au département de langues, aucun leader n’articule quelque chose d’assez noble, une vision explicite à quoi nous pourrions adhérer. Ça n’en vaut pas la peine. La mission de l’Agence devra suffire. Défendre la patrie est un honneur en soi, nullement une abstraction. Nous sommes déjà conquis. Surmenés, en lambeaux, nous savons peu de choses sur les plans de ceux qui nous dirigent ; sur, ce qui se passe vraiment dans l’organisation, et c’est très bien comme ça. L’ignorance encourage les moulins à paroles. Les rumeurs abondent donc. L’attrait de la fiche de paie qui tombe toutes les deux semaines, réglée comme une horloge suisse, et des primes versées quand on ne s’y attend pas, garantit la pérennité du système.

RIFIFI CHEZ LES MAKRELLES

Ma mère, une femme frêle et âgée, n’avait jamais souhaité mon retour définitif. Elle se comportait comme si je n’étais pas son fils. Trop carré, trop maniaque, à cheval sur l’ordre et la propreté, je ne pourrais jamais me réadapter à la vie locale, disait-elle. Vivre à l’étranger m’avait pourri.

En l’espace de trente ans, elle ne m’avait vu qu’une fois toutes les deux ou trois années, à l’occasion d’une visite d’une semaine pendant mes congés annuels. Nous partagions au moins un repas dans la gêne. Je mangeais, elle parlait, ou bien parfois des membres de la famille animaient une conversation qui virait immanquablement à la polémique. Pourtant, elle n’avait plus la force de se disputer comme elle l’avait fait pendant mon enfance. Elle n’allait plus très bien, et lors de mes deux derniers séjours, m’avait gentiment prié de ne plus revenir chez elle. Je l’avais délibérément oublié.

Ma mère est chez elle en Guadeloupe et mon père sous terre, chez lui au Cameroun, et moi j’étais chez moi partout. M’exiler aux États-Unis m’avait semblé facile. Une inadéquation permanente me disposait à errer.

Je ne les ai pas vraiment connus, et avais du mal à parler à ma mère comme l’on parle à une personne normale. Je ne sais pas pourquoi, nous n’avions jamais échangé de mots tendres. Je n’y arrivais pas. Mon ton, soit trop sec, soit trop dur, trahissait l’impatience que je ressentais envers elle. Une fois, à quinze ans, j’avais essayé de lui dire que je l’aimais. Elle m’avait fait ravaler mes mots en me rabrouant avant que j’eusse fini. « Qu’est-ce qui t’arrive ? » Ni elle ni moi étions à l’aise avec ce type d’intimité. Elle faisait son devoir, jouait son rôle, et moi, le mien. Les choses étaient normales comme ça !  

De retour définitivement sur l’île où elle m’avait mis au monde, résignée, elle me donna la clef d’un studio situé dans un bâtiment vide.

Un pied à terre, exactement ce qu’il me fallait. Je reprenais mon souffle. Quelques mois auparavant, j’avais vendu mon appartement à l’étranger ; ce qui faisait de moi un sans-abri.

Le sourire aux lèvres, j’ouvris tout grand la porte du studio avant d’être frappé par une puanteur insoutenable. Des murs badigeonnés de merde, un sol jonché d’immondices, des portes et des persiennes défoncées, une moto désaxée abandonnée dans un coin, la rage d’un locataire insolvable confronté à son expulsion s’étalait à ma vue comme un spectacle macabre. Des travaux onéreux s’imposaient. Des mois de loyers avaient été perdus à tout jamais. J’étais découragé !

D’indépendant à hybride

Le 4 février 2022, je reçois un contrat contresigné par un éditeur français. Le 5 février 2022, je retire Miette d’Empire des réseaux de distribution, n’ayant plus le droit de l’exploiter moi-même.

C’est dur de céder ses droits sur sa création. Ce n’est pas la première fois.  Il y a six ans, pris de panique devant mon incapacité à joindre un éditeur qui refusait de communiquer, j’avais résilié notre contrat. j’ai rejeté des offres à cause d’une crainte justifiée de perdre tout contrôle sur mon travail.

Les pourcentages dérisoires proposés ne rivalisaient en rien avec ce qu’Amazon et d’autres m’offraient. Tant que j’étais aux États-Unis, je m’acharnais à jalousement préserver mon indépendance. Le marché étant plus grand et moins snob, nombre d’auteurs y réussissent à générer de l’intérêt et un revenu pour des œuvres qu’ils publient eux-mêmes. 

Une fois sur le territoire français la donne a complètement changé. L’achat de livres en ligne ne jouissant pas du même engouement qu’aux États-Unis, couplé à mon manque de visibilité, m’ont poussé à finalement franchir le pas après qu’un éditeur français que j’étais déterminé à ignorer (en raison des droits d’auteur négligeables qu’il m’offrait) m’ait relancé.

Par la suite, une amie m’asséna, comme pour me convaincre du bien-fondé de ma décision : « Ton 60 % ne vaudra jamais leur 10 % ». J’ai compris qu’elle voulait dire que sans l’aide de professionnels, mes ventes ne risquaient pas de décoller. Sachant qu’il n’existe aucune garantie, il fallait que je donne au livre toutes ses chances.

Je ne suis toujours pas à l’aise avec ma décision, mais j’apprends à vivre avec. Savoir que mes autres ouvrages restent sous mon contrôle m’aide à encaisser le coup. J’espère que celui que je viens de sacrifier à l’hôtel du mercantilisme illuminera un peu les autres. Pleurez pour moi pauvre prêcheur !

Dans trois mois, mon livre réapparaîtra sur le marché, je ne sais pas à quoi il ressemblera, ni comment il se vendra. Je n’aurai aucun droit de regard sur lui et devrai m’y faire. Il aura tout de même fait de moi un auteur hybride. Cela s’appelle, je suppose, la maturité ! Faire ce que l’on doit pour obtenir ce que l’on veut : davantage de lecteurs.