LE VENT EN POUPE (ou La maltraitance)

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— Tu ne seras jamais qu’un bon à rien.

Assis sagement dans un coin, l’enfant effaça un sourire béat de ses lèvres, releva la tête, puis laissa tomber le petit livre qu’il lisait. Rien ne l’avait préparé à une charge aussi brutale.

Toutes les fois où dans sa vie quelque chose n’allait pas, Jennifer se défoulait sur son fils. Cette fois, elle n’avait pas obtenu le poste qu’elle convoitait. Rien ne se passait jamais comme elle voulait. Cet enfant lui portait la poisse. Si elle l’avait obtenu, elle s’était convaincue — sa vie aurait été parfaite ; une vraie réussite. Travailler à la cafétéria de l’école du quartier aurait garanti des avantages concrets, des entrées d’argent régulières, une assurance-maladie, et Dieu seul sait qu’elle en avait besoin. Marre de se gaver de médicaments périmés dans le seul but d’échapper à une visite coûteuse chez un médecin crapuleux. Le salaire aurait été suffisant pour abandonner une fois pour toutes la cave sombre et humide de sa mère. Elle lui aurait même laissé son petit-fils chéri. Plus que tout, Jennifer cherchait à établir un peu de distance entre elle et ce foutu désespoir qui ne voulait pas la laisser tranquille. Elle se sentait inutile dans le monde et, chaque fois que le destin lui rappelait sa nullité, elle punissait l’enfant. Il était, après tout, la preuve la plus concrète de ses manquements.

Encore jeune, blonde et séduisante, la silhouette parfaite, à 28 ans, elle faisait sensation lorsqu’elle arpentait la rue. Les femmes lui en voulaient alors d’accaparer l’attention de leurs hommes qui machinalement se retournaient pour mieux la zieuter. Jennifer appréciait les sifflements. Elle raffolait de l’attention qu’on lui donnait. C’était un peu pour cela qu’elle souhaitait aussi une vie sans Jim. On lui posait trop de questions. Avec lui, elle ne s’en sortait pas.

Jennifer l’implorait. L’assistante sociale se trouvait bien embêtée.

— Je ne veux pas voir ce gamin. Emmenez-le loin de moi. Je n’arrive plus à le supporter. Qu’il arrête de m’appeler « maman » !

Mme Rockwell, qui, à ce moment précis, aurait souhaité que le garçon ne puisse entendre ce que disait sa mère, déplorait le discours. Jim, toujours là, tout près, à deux pas, entendait tout, chaque fois que sa mère perdait la tête. Ce n’était pas la première fois qu’elle disait ces choses-là devant lui. Ils avaient leurs habitudes, ces deux-là. Elle disait être seule à en prendre soin, sans le sou, à lui donner les sandwiches au beurre de cacahuète et à la confiture de fraises qu’il affectionnait ! Elle lui servait du lait et il l’appelait « maman ». Ça ne ratait jamais. C’était tout ce qu’il connaissait. S’il était sage et qu’elle se sentait bien, doucement, elle lui tapotait le crâne. Il se sentait alors aimé. C’était ce qui lui donnait le plus de joie, ça, et les livres aussi. Il les dévorait déjà, c’est à n’y rien comprendre. Il n’avait que 6 ans. On lui avait maintes fois conté comment tout seul, à l’aide de « Sesame Street », un programme de télé, à la surprise des grandes personnes, il avait appris à lire. Un soir, il s’était mis à identifier les lettres des gros titres du journal que lisait sa grand-mère.

Mme Holloway, la mère de Jennifer, la grand-mère de Jim, regardait sans broncher la scène que faisait sa fille, comme à son habitude. Assise près de la fenêtre ouverte du salon dans son fauteuil préféré, elle tirait lentement une bouffée de sa cigarette en secouant la tête. Les réticences de sa fille à se conduire dignement, comme une vraie mère, et son rejet du garçon étaient des scènes qu’elle avait vues se répéter auparavant. Dans leur famille, elles servaient de rite de passage quasi-obligatoire. Incrustée dans la fibre fade du fauteuil bon marché, usé et blanchi par le soleil, une grosse tache, du café peut-être, révélait la désolation des lieux. Elle ne pouvait se permettre ni de le remplacer ni de le faire nettoyer.

Toute sa vie, dans sa famille, c’était comme ça que les parents avaient traité leurs enfants. Mais avec ce petit, les choses seraient différentes. En règle générale, elle intervenait assez rapidement pour mettre fin à l’agitation, mais cette fois, ce n’était pas le bon moment. Mme Holloway ne souhaitait pas ajouter à la confusion en élevant la voix. Elles avaient de la compagnie. Jennifer finirait par se ressaisir, et tout redeviendrait normal. Elle accepterait son sort comme tout le monde. Jusqu’à la prochaine crise.

Elle en avait vraiment assez de cette famille de dégénérés. Elle s’en tapait maintenant. Fatiguée de se faire appeler encore et encore à cette maison de dingues par des voisins inquiets, Mme Rockwell décida une fois pour toutes de faire quelque chose. Elle ferait ce qui s’imposait pour le garçon. Une séparation serait brutale. Bien ou mal, pendant six ans, les deux femmes avaient été tout ce qu’il comptait comme parents. Était-ce, ou n’était-ce pas dans son intérêt de rester avec la seule famille qu’il connaissait ? Bien sûr, elles lui manifestaient une affection minime, mais la vie était ainsi faite pour certains.

L’idée de le laisser vulnérable aux abus de sa mère tiraillait l’assistante sociale. Que dirait-on ? Qu’elle ne faisait pas son travail ? Qu’elle avait perdu la main ? C’était juste un autre cas sans grande importance, mais si quelque chose arrivait au garçon, on l’accuserait, dirait que c’était sa faute, qu’elle n’avait pas pris les mesures qu’il fallait quand elle en avait eu l’occasion.

Jennifer, cette terrible mère, ne lui rendait pas la tâche facile criant à tue-tête devant tous ceux qui daignaient l’entendre qu’elle ne voulait plus être la maman de personne, et comment cet enfant du diable était en train de lui ruiner la vie. « Quelle famille saugrenue ! » Si, près de la retraite, pourquoi lui avait-on refilé un tel dossier ?

La mère et la fille Holloway se chamaillaient tout le temps. L’une ne valait pas mieux que l’autre. Lorsque l’assistante sociale leur demanda séparément de décrire l’atmosphère à la maison, « toxique » fut le maître-mot. Il revenait tout le temps dans la bouche de l’une comme de l’autre. Aucune ne quittait jamais la maison. On aurait dit qu’elles dépendaient l’une de l’autre. Elles aimaient le désordre, ces femmes-là. Ça se sentait. Qui était le père ? Il fallait le retrouver pour donner toutes ses chances au gamin. L’assistance sociale voulait le savoir.

Sept ans, plus tôt, dans un bar du quartier, après une soirée d’ivresse au cours de laquelle Jennifer avait laissé des hommes lui payer des boissons, elle s’était retrouvée dans un motel avec le jeune homme sur lequel elle avait jeté son dévolu. Elle ne l’avait jamais vu auparavant. Parce qu’il sortait du lot habituel, il avait capté son attention. Elle ne le reverrait jamais plus, et pouvait donc tout oser. C’était comme cela qu’elle voulait que se déroulent les choses. Il fallait maintenir le contrôle, affirmer sa liberté.

Il parlait avec un drôle d’accent, faisait de longues phrases, pas les grognements auxquels on l’avait habitué. Il n’était pas d’ici. Elle ne s’était donc nullement préoccupée de connaître son nom ni d’où il venait, et il ne se préoccupa pas non plus de connaître le sien. Ils allaient s’amuser. Cela n’avait aucune importance. Le nom des étrangers n’est jamais important dans ces conditions-là ! Après avoir appris qu’elle était enceinte, deux mois plus tard, elle envisagea un avortement. La sentence de sa mère était tombée. Rien de ce que Jennifer avait à dire ne changerait rien à rien. Elle garderait l’enfant, c’était final. Pas la peine d’insister. Elles étaient de bonnes chrétiennes.

Un garçon sociable, Jim avait beaucoup d’amis dans le quartier. Ils le laissaient jouer au héros dans leurs jeux tapageurs. Leur favori était le cache-cache. Vêtu d’une cape, il se prenait parfois pour un justicier, débusquait les scélérats cachés partout et protégeait le voisinage.

Ils pouvaient jouer ainsi pendant des heures, jusqu’à ce que les adultes viennent mettre fin au tintamarre et les renvoient à la maison. Les enseignants décrivaient Jim comme l’un des plus brillants de la classe. C’était un vrai plaisir de l’éduquer. Élève curieux, il lisait énormément. Parfois, il se comportait mal. Trop souvent même. On le trouvait alors à la maison au plus grand dam de ses parents, expulsé de l’école en raison d’un comportement que les administrateurs qualifiaient d’antisocial. Jim avait entendu un adulte le dire à son propos et ne sachant ce que le mot signifiait avait voulu le chercher. Hélas, pour trouver un dictionnaire, il fallait être autorisé à l’école. Pour l’assistante sociale, le défendre représentait une perte de temps.

Un enfant négligé par les siens suscite rarement la compassion. Trop de personnes dédaignaient le garçon ; la majorité des parents d’élèves comme les autres enseignants, ceux qui ne le connaissant pas, le prenaient de haut. Il n’arrivait pas à s’intégrer. Il portait la marque de l’infamie. Le principal n’en démordait pas. Jim, disait-il, ne s’entendait avec personne sauf s’il jouait au petit chef. Son agressivité faisait de lui une menace de tous les instants pour la sécurité de l’établissement. Une fois, déjà, il avait pris un camarade de classe à partie, lui déclarant qu’il était trop stupide pour se voir laisser vivre une minute de plus, et puis avait élevé la voix contre le professeur qui avait cherché à le réprimander alors, criant à tue-tête qu’elle non plus ne comprenait rien à rien et n’était bonne à rien. Toujours le premier à faire le clown et à perdre le contrôle de ses émotions, des parents s’étaient plaints, il empêchait leurs enfants de se concentrer en classe. Avec tous ses problèmes affectifs, disaient-ils, il n’avait rien à faire dans une classe pour enfants normaux. À part l’envoyer dans un établissement spécialisé, l’école ne pouvait rien faire de plus pour lui.

Mme Rockwell emmena Jim loin de la seule maison qu’il n’avait jamais connue. Elle le plaça temporairement dans un foyer d’accueil. La famille qui le reçut prenait déjà soin de quatre garçons placés chez eux par l’assistance publique. La mère, une matrone pieuse et indulgente, considérait qu’il était de son devoir d’apporter une certaine humanité aux âmes sombres et égarées dont elle avait la charge. Elle serait leur bergère. Il fallait joindre les mains pour la prière, prendre soin les uns des autres comme des frères en Christ et gagner son pain quotidien en contribuant aux tâches ménagères. Elle essaya d’établir une relation avec Jim. Il reculait chaque fois qu’elle s’approchait. Ayant reçu si peu d’affection dans sa courte vie, il résistait au contact physique qu’elle cherchait à lui imposer. Il ne se laissait pas toucher. Ce n’était facile pour personne !

Son mari, le disciplinaire, trouva beaucoup plus facile de gérer Jim. D’un tempérament austère, il imposait sa loi avec fermeté. Jim comprenait l’abus verbal et la violence. Tout ça lui était bien trop familier. Se retrouver à l’envers de l’amour n’était pas nouveau pour lui, mais bizarrement réconfortant et prévisible. Il connaissait le topo. Il avait encore ses deux livres dans lesquels il trouvait encore refuge et qui comme des phares dans la pénombre lui offrait du réconfort. Les injonctions de l’homme costaud, incapable de magnanimité, ne le déconcertaient pas. Tant qu’il avait ses livres, cet homme n’aurait aucun problème avec Jim.

Malgré les avertissements, Jennifer chercha à prendre contact avec l’assistante sociale. Elle voulait savoir comment allait son fils et quel type de personnes s’occupaient de lui. Tremblotant pendant qu’elle parlait, elle cherchait des réponses à ses questions, puis ajouta :

— Une famille jeune, professionnelle, serait parfaite. Elle procurerait à Jim une vie plus stable, et qui sait, peut-être accepterait-elle aussi d’aider sa maman !

Exaspérée par ce qu’elle considérait un comportement farfelu, Mme Rockwell, de la plus belle voix qu’elle pouvait produire, répondit aux questions et lui demanda sur un ton maîtrisé de ne plus s’inquiéter pour Jim. Après tout, elle l’avait abandonné. Rester en contact avec un enfant qu’elle avait rejeté ne ferait que le troubler davantage.

— Je ne l’ai pas abandonné. Je ne pouvais pas m’occuper de lui. Il y a une différence. C’est compliqué, vous savez.

Dans la deuxième rangée de bancs soigneusement alignés de l’église, Jim et ses frères adoptifs, assis peinardement, faisaient mine de se recueillir ; juste comme la famille le voulait. S’efforçant de ne pas attirer l’attention, Jim imitait les gestes répétitifs des adultes qui l’entouraient, s’agrippait au gros livre de cantiques, pliait les genoux, baissait la tête et prenait un air contrit. Tantôt, il joignait les mains pour le plus grand plaisir de sa mère adoptive. Il pouvait être un si gentil garçon quand il le voulait.

Le sermon, ce jour-là, soulignait la nécessité du repentir afin de trouver l’absolution et la faveur de Dieu. Jim creusa son cerveau à la recherche d’un péché qu’il aurait pu commettre. Sa nouvelle mère lui avait expliqué ce qu’était un péché. C’était faire quelque chose que vous saviez ne pas devoir faire. Il ne trouvait rien. Sa mémoire à cet âge, comme sa compréhension des élucubrations et autres caprices des adultes, était peu profonde. Il observait un moment, les yeux rivés sur son père adoptif, le colosse, les paumes surélevées au-dessus de la tête, les muscles faciaux contractés, les yeux levés vers le plafond, celui-ci se perdait dans une conversation passionnée avec une personne qu’il ne voyait pas. L’intensité de sa dévotion inquiétait Jim.

Une femme vêtue de noir se glissa à l’arrière de l’église sur le siège le plus éloigné de l’allée centrale. Elle portait un voile léger, comme l’une des vieilles dames pieuses à l’avant. Faisant fi des larmes coulant sur ses joues, elle scruta elle aussi l’homme costaud les mains en l’air et le petit garçon qui l’observait. Deux dimanches de suite, elle fit une apparition discrète à l’arrière de l’église. Jim semblait bien portant, ni triste ni heureux, mais quand même chaque fois un peu plus confus que la fois précédente. L’homme ne semblait pas commode. Jennifer réalisait qu’il valait mieux garder ses distances. Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait faire pour Jim, ou cherchait-elle à s’en convaincre ?

Fatigué et incapable de se concentrer davantage, Jim devint tout à coup nerveux. Il commença à tapoter du pied et à s’agiter après deux heures d’un long sermon et une journée à suivre les instructions de ses gardiens. Le froncement de sourcils indiquait qu’il s’ennuyait. Les signes d’impatience seraient interprétés comme autant de preuves d’un caractère foncièrement indiscipliné et rebelle. Un manque de dévotion à la parole de Dieu devait être fustigé. Et pendant qu’on y était, pourquoi ne pas le priver de lecture, et le punir aussi pour avoir mouillé son lit nuit après nuit ? Ce manque de maîtrise était à la fois un affront et une imposition pour le ménage. Quelqu’un devait nettoyer ses cochonneries et aérer le matelas.

Profitant par la même occasion pour en faire un exemple pour les autres enfants, féru de discipline, après la messe, le colosse lui fit sentir la dureté de sa baguette. Elle ne laisserait pas de traces. En laisser aurait été inadmissible ! L’homme visait toujours les fesses. Une partie de l’anatomie humaine recouverte de graisse et de tissu, autant de couches protectrices. Il fallait lui faire peur ; le seul moyen de vaincre le mal, rendre le monde meilleur, en faire un endroit où le diable ne pourrait trouver aucun réconfort. Il sentirait très peu la douleur. La première fois qu’il fut frappé, blessé dans son amour-propre, Jim recula d’incrédulité. Le sommeil ne parvint pas à le trouver. Craintif, il passa la nuit, recroquevillé dans un coin du lit.

Jim se demandait pourquoi le destin était si méchant avec lui ; pourquoi il était né pitoyable et indigne de toute affection. Il l’avait vu à l’école ; d’autres trouvaient des gens pour les aimer et surtout pour bien les traiter. Pas étonnant qu’ils soient gentils. On était gentil avec eux aussi ! Le soir même, il prit la décision que si on le trouvait indésirable, il assumerait pleinement, et deviendrait aussi méchant, inacceptable, indésirable qu’on disait qu’il était. Il blesserait à son tour ceux qui le blessaient chaque jour. La dernière fois qu’il reçut une raclée, la troisième fois en quatre semaines dans le foyer chrétien, cet antre d’iniquité, il sortit de sa poche une boîte d’allumettes volée et mû par la fureur fit craquer un bâtonnet avant de mettre son lit à feu.

Elle aussi, Mme Rockwell, semblait perdue. Le bon vieux couple chrétien, une bible à la main, le visage creusé par l’humilité, un sourire calculé, voguait dans des poses stylisées, n’osant pas regarder dans la direction de Jim. Ils expliquaient à l’assistante sociale venue le reprendre pourquoi ils ne désiraient plus le garder. Jim était clairement dérangé. Incapable d’empathie. On pouvait l’observer dans ses regards vacants. Il ne comprenait pas comment il chamboulait la vie de ceux qui l’approchaient. Pourquoi ne pouvait-il pas se comporter tout simplement comme un enfant normal ? Il n’y avait pas de place à l’orphelinat. Mme Rockwell le ferait évaluer par un psy et probablement interner après l’été. Pour les menaces publiques, on trouvait toujours de la place dans les asiles psychiatriques.

Inconscient, sur un lit d’hôtel trop grand pour son petit corps frêle, entouré de ses livres, un sourire suffisant plaqué sur le visage, Jim semblait enfin heureux. Les mêmes histoires en boucle et ses amis imaginaires lui trottaient dans la tête. À chaque lecture, un petit détail s’était imposé, une idée nouvelle avait germé. L’infirmière de nuit qui le gardait tentait avec une infinie précaution de le border, s’appliquant à ne pas le réveiller. Elle savait trop bien combien il n’aimait pas qu’on le touche. Sa remplaçante serait là au petit matin.

Lorsqu’on rencontrait l’enfant pour la première fois, il se comportait comme un petit homme rempli de convictions et d’une véritable assurance de qui il était censé être. Elle n’avait jamais rien vu de tel auparavant dans un petit bout d’homme comme ça. L’importance qu’il se donnait aurait bien pu être une façon de protéger un ego meurtri. L’infirmière ne pouvait oublier, ne serait-ce qu’une seconde, ce que le petit homme avait fait, et ce qu’on lui reprochait. Elle devait rester vigilante. De toute la nuit, ne point s’assoupir. Un instant d’inattention suffirait pour que le pire se produise. S’endormir en sa présence lui coûterait son emploi et peut-être même sa vie.

Elle sortit un livre de son sac, jeta un coup d’œil sur l’enfant qui, étalé de tout son long sur le grand lit ronflait légèrement et, estimant que tout allait bien, la voie étant libre, commença à lire le livre ouvert à la page où elle s’était arrêtée la veille. Tout cela lui semblait pourtant trop fort, une pensée l’obsédait. Comment un garçon de six ans pouvait-il se retrouver seul dans une chambre d’hôtel au frais du contribuable, en tant que pupille de la Nation, au lieu d’une famille d’accueil ou un orphelinat, ou encore, avec les siens à l’autre bout de la ville ?

Que s’était-il vraiment passé ? On s’était contenté de lui dire qu’il avait essayé de tuer des gens. Derrière un garçon affectueux, avide de lecture, vif d’esprit, au visage angélique et au sourire facile se cachait donc un monstre. Pourtant travailler avec lui était un réel plaisir. Comment était-ce possible ? Bien sûr, il fallait de temps à autre faire preuve de fermeté, mais ni plus ni moins qu’avec un enfant ordinaire. Se fiant à son instinct, l’infirmière en conclut qu’il n’y avait vraiment pas de problèmes. Par excès de zèle, on avait dû se tromper sur le compte de l’enfant. Comment le superviseur pouvait-il avoir raison ? Que s’était-il passé ? Elle demanderait à nouveau, et cette fois aussi, insisterait pour consulter son dossier au bureau elle-même. Ce qu’elle allait y trouver l’attristerait probablement et l’amènerait au bord des larmes, mais il lui fallait en avoir le cœur net. Elle ne voulait plus faire une obsession de ce Jim.

La mère du petit avait été maltraitée par sa propre mère, qui elle aussi avait été maltraitée par sa mère. « Dans cette famille, chaque personne était une victime de maltraitance. Personne n’était allé bien loin à l’école. Aucun emploi digne de ce nom. Les hommes restaient juste assez longtemps pour procréer le prochain marmot. La famille survivait grâce aux allocations, à des dons de l’église et autres organisations caritatives. Les sous que la grand-mère percevait pour son invalidité ajoutaient du beurre aux épinards. » L’infirmière n’en croyait pas ses yeux !

Les lits de fleurs du parc, les tulipes, les roses et le lis blanc ainsi que la pelouse qui les entourait, restaient interdits aux promeneurs en tous genres. Oasis au milieu d’une jungle de béton, il attirait toutes sortes de nounous accompagnées de jeunes enfants. Les employés de bureau des immeubles avoisinants se tenaient aux abords de la pelouse le temps d’une pause-tabac. Pour éviter les déplacements forcés, les sans-abris se redressaient dès qu’un policier se pointait. Des enfants heureux couraient et riaient bruyamment. Quelle qu’en soit la taille, Jim aimait les ballons. Comme les livres, ils facilitaient la perte de contact avec une réalité intenable. Si une balle de n’importe quelle sorte, de n’importe quelle taille changeait de joueur, sans se faire prier, Jim se joignait à la partie. Une fois pris au jeu, le monde lui souriait, à nouveau.

Sinon, livré à lui-même, en proie à l’ennui, il commettait l’impensable. Sous l’œil vigilant, un tantinet permissif de l’infirmière, celle qui l’amenait chaque matin au parc, il cueillait les fleurs interdites. Son amour pour elles ne pouvait tout simplement pas être raisonné. Le petit bougre possédait des arguments de poids. Comme lui, elles étaient arrachées de leurs racines, ajoutaient du piquant, des couleurs et de la beauté à la vie, se donnaient entièrement même si elles ne recevaient plus de quoi se sustenter pour s’épanouir. Émue, l’infirmière n’insistait jamais et laissait Jim libre de composer un assortiment coloré.

De retour à l’hôtel, il partait à la recherche d’Ada, sa femme de ménage préférée, et en plus de son plus beau sourire lui offrait le bouquet. Son faible pour Ada se voyait et il faisait jaser. Elle l’aimait bien, elle aussi ; et le lendemain, en retour, elle lui laissait soit un livre pour enfant soit une tranche de gâteau dans la chambre. Jim confia à une infirmière un jour, combien il aurait souhaité qu’Ada puisse rester avec lui tout le temps.

—L’infirmière a une mauvaise influence sur mon fils, insistait Jennifer.

Pressée de s’expliquer, elle balbutiait, puis ajoutait :

— Elle l’autorise à désobéir au règlement, à cueillir des fleurs dans le parc. Vous savez très bien qu’il y a des signes partout qui interdisent clairement cette pratique.
Mme Rockwell réprima l’envie de la gifler, et répondit d’une voix calme.

— Nous avons déjà discuté de cela, Mme Holloway. S’il vous plaît, laissez l’enfant tranquille, ou je n’aurai d’autre choix que d’impliquer le juge.

— Mais vous le faites exprès de ne pas comprendre ou quoi ? Redonnez-moi mon enfant. On verra ce qu’on verra !

Ada venait de finir la chambre, de passer l’aspirateur, de faire le lit et de nettoyer la salle de bains. Si elle arrivait trop tôt et qu’il était encore là, Jim refusait de sortir. Il s’asseyait dans un fauteuil profond et la regardait se déplacer comme un félin avec sa grâce habituelle. Elle lui souriait de temps en temps, et hypnotisé par son doux regard et ses gestes délicats, il lui rendait son sourire. Personne n’avait jamais été aussi gentil qu’Ada avec lui. Inquiète, elle prenait des gants avec son petit bonhomme parce qu’elle lisait sa douleur ; elle reconnaissait un petit garçon apeuré, avide d’acceptation et d’une mesure même infime d’affection.

— Pourquoi ne pourrais-tu pas devenir ma maman, Ada ? Lui demanda-t-il devant l’infirmière, une fois.

Elle était pour Jim plus qu’une simple mortelle, plus qu’un ange gardien, mais son espoir incarné. Heureux en sa présence, il reprenait goût à la vie. Une chaleur l’enveloppait et le sang se répandait avec force dans ses veines. Il se sentait renaître. Ada Bakary aimait recevoir les fleurs de son petit Jim. Lorsqu’elle parlait à ses collègues, elle l’appelait « mon petit homme ». Le personnel de l’hôtel, pour la plupart un groupe d’Africains de l’Ouest, appréciait aussi Jim. Il ne leur posait aucun problème et il faisait montre d’une grande curiosité à leur égard ; il amplifiait leur joie avec ses plaisanteries et ses petites attentions.

La douleur du petit basané provenait de la manière dont sa famille, un peu plus pâle que lui, lui avait offerte la vie. Elle ne faisait guère cas de lui. Il ressemblait à un métèque, avait-elle dit. Avec les employées de l’hôtel, sa colère se dissipait. Eux au moins ne semblaient pas attendre le pire de lui. Ils le protégeaient un peu, manifestaient de la complicité, comme s’ils comprenaient sa galère. Comme beaucoup, ils avaient surtout pitié du petit. Le superviseur était au courant qu’il n’y avait eu aucun incident lorsque des infirmiers noirs, hommes et femmes, s’étaient occupés de Jim. Voyaient-ils quelque chose que personne d’autre ne voyait ? Cela lui posait un problème, mais il décida quand même d’encourager la pratique.

Dans son dossier, l’infirmière de garde, le matin, enregistra un événement qu’elle jugeait important. Le jour où pour la première fois, il lui avait offert des fleurs, Jim avait semblé tranquille avec Ada et avait, chose extraordinaire, eu un geste de tendresse et de compassion à son égard. Il ne s’était pas figé, quand, émue au bord des larmes, elle avait posé une main sur son épaule. Elle avait tenu à ce qu’il comprenne ce que son offrande avait signifié pour elle. Son propre mari ne se rappelait jamais de lui en apporter, même pour son anniversaire.

Aucun adulte n’avait pu toucher Jim auparavant sans provoquer une crise de nerfs, ni les infirmières qui s’occupaient de lui, ni les enseignants de son école ; et depuis peu, quand elle venait lui rendre visite une fois par mois, ni même la femme qu’il avait autrefois appelée, maman. Jim prit la décision lui-même, et il la rejetait, comme elle l’avait rejeté. Sa vraie maman à présent s’appelait Ada.

© Michel N. Christophe, 2020

Publié par

michelnchristophe

I write in the margin. J'écris dans la marge.

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