Pour ta critique

beautiful bride
Photo by Harshal Palvi

Il a la bougeotte. C’est viscéral. La rue l’appelle et l’excite. Maniaque, à fleur de peau, il ne cesse de remuer. «C’est quoi son problème ? », s’inquiète Lili confortablement installée devant le téléviseur. Angoisse et trépidation. Karine Lemarchand s’affiche à l’écran. Lili s’identifie, question de morphologie et de tempérament. Chercher à comprendre Xavier ne servirait à rien. Lui accorder un tac d’attention non plus. «Paname est animé ce soir. Il faut se bouger, faire quelque-chose, n’importe quoi plutôt que de rester emmuré dans le remue ménage de pensées désordonnées, tyranniques, à sombrer dans un canapé. »

— Viens. On va faire un cas. J’ai une revanche à prendre !
« Je résiste ou je le suis ? » Lili est face à un dilemme. « Ce soir, l’homme est un animal. » La passivité n’y fera pas. Il faut l’apaiser. Elle enfile ses chaussures puis signale qu’elle est prête. Elle ne posera aucune question car elle comprend la maladie qui le ronge. La ville offre un large choix d’ambiance. Ils ne seront pas en manque. Lili part prendre les manteaux. Xavier, impulsif, sort une perruque noire déjantée d’un tiroir, l’ajuste sur sa tête puis esquisse un sourire satisfait de gros bêta. Lili pouffe de rire. Pliant les genoux, inclinant le buste, Xavier indique déjà le chemin. Il a belle allure et ressemble à une femme. Dans la rue, il se met à gazouiller. Un grand sourire aux lèvres, Lili suit ses pas. Surprise par son coquet caprice, maintenant elle s’attend à tout. Rien ne peut plus l’étonner.

Elle le sent, la soirée sera chaude. Ça fait longtemps qu’elle n’a pas fait la folle. Portée par une énergie débordante, contagieuse même, l’heure de se laisser aller a sonné. Besoin désespéré d’exutoire. Sur le point d’éclater, le pas soutenu, la mâchoire crispée, Xavier serre la main de Lili qu’il tire pour activer leur course.

Vingt minutes plus tard, un Uber les dépose devant un restaurant en plein Val de Marne. Il y a foule au fond dans la salle de réception. Colorée, sur son trente et un, attirée par les fumets de biryani, de tandoori et autres délices de la gastronomie indienne, elle s’affaire autour d’un buffet. Lili et Xavier échangent un regard complice, malicieux, empli de bravade. Sont-ils invités ? Elle se demande ce que Xavier lui cache. Il le lui aurait dit !

Dans une ambiance romantique, féérique, des femmes en sari aux mains tatouées au henné se précipitent sur une piste de danse couverte de pétales de rose. Entourés de strass et de paillettes, les bras chargés de fleurs, assis sur des fauteuils placés sur un podium, majestueux les mariés se tiennent la main et sourient.

Ravissante, une jeune femme parée de perles, d’or, et d’un diamant volumineux, est assise près de l’homme le plus large de l’assemblée. Elle fixe Xavier à présent d’un regard perplexe. Son sourire s’éteint. Xavier cafouille, mais ne cherche pas à se dérober. La perruque arrimée sur la tête, il passerait presque pour un Indien. Quel toupet ! Les parents de la marié l’observent sans réagir. Personne ne sait quoi faire.

« Quel désodyé ! » Le coeur net, Lili ricane. Un bref flottement et puis hop, elle le rejoint. Quelque-chose ne va pas, mais ce n’est pas le moment d’y penser. Ses sens sont en éveil. Sans finesse, Xavier lui place une coupe de champagne aux lèvres. Le liquide blond doré craquelle dans sa bouche. Elle en avale une large rasade. L’effervescence des bulles est un catalyseur. Une folie délirante la traverse.

La sono fait son effet. Lili se sent entraînée dans une musique exotique qu’elle ne saurait danser. Elle suit quand même le mouvement de Xavier qui se lance déjà dans une chorégraphie endiablée. L’heure est à la fête. Dans cette foule en transe son manque d’expérience passera inaperçu. C’est Bollywood, comme à la télé. Elle s’accroche, virevolte, se décroche, tourbillonne et atterrit dans les bras de Xavier. Ils s’embrassent à présent à pleine bouche. Ici, personne ne la connait. Elle se lâche comme elle ne l’a jamais fait.

Et puis c’est le fou rire, long et partagé. Si loin de sa vie rangée, elle se sent pour une fois connectée. Ce soir, il n’y aura aucune règle, seulement l’impératif d’oublier qui on est, de se fondre dans la joie. Comme Xavier, elle danse sur chaque chanson, sue à grosses gouttes, fredonne à tue tête un refrain hypnotique composé de mots qu’elle ne connait pas qui s’incrustent dans sa tête, Sha ang di li tan. Sha ang di li tan. Ils posent avec des inconnus pour des photos qu’ils ne verront jamais. Les saris se trémoussent lascivement sur un morceau à rallonges. Les sourires fusent de toutes parts. Les accolades suivent, chaleureuses et cadencées.

Danser ouvre l’appétit. Comme s’il lisait dans ses pensées, Xavier lui fait signe de le rejoindre au buffet. La mariée exaspérée, enlaidie par le dégout, les y attend un doigt pointé dans leur direction. Manu militari, deux hommes musclés les attrapent par le bras pour les escorter lestement vers la sortie. Dans la bousculade, Xavier perd sa perruque. Il se débat en vain, souriant comme un forcené. Lili éclate de rire, heureuse d’avoir osé l’impensable : suivre un fou.

Excerpt from « The Unraveling of a Disgruntled Employee »

As usual, my early-morning routine is hectic. I am once again leaving my small apartment without eating breakfast. No time. I wish I could avoid speeding on the beltway to arrive on campus in time for the class I am supposed to teach at eight. I have no clue how long I can avoid getting a speeding ticket.

Pacing the floor of the university classroom outside of Baltimore, making eye contact with no one, on the morning of September 11, 2001, I am well into a lecture when an alarmed student rushes to the front of the class, and without asking permission, turns on the television set mounted on the wall. The images of people jumping out of windows to their deaths are jarring. The stillness of my transfixed body clashes with the spontaneous chaos and the cacophony of ring tones and screams that suddenly erupt. Within seconds, students are rushing out the door. I feel like I am having déjà vu. My keen sense of purposelessness evaporates. At that moment, in outrage, I vow to join the fight against terrorism. There is no better way to regain a sense of control and to restore certainty in my life. I pledge to bring all of my talents to bear for this newfound purpose.

I am bored. Helping privileged, talented, and driven students offers no intellectual stimulation. Competitive as they are, they do not need me to make their way in their lives. Even a bad teacher could not stop them from achieving good grades. My restless mind thrives on high-minded projects. I need to feel that I am making a difference. I ache for the natural high that feeling gives me. I cannot wait to be totally engrossed in activities that are fun and rewarding. I enjoy autonomy and strive for the freedom to choose how I channel my energy. I desire power, that ability to make things happen and long for status and quiet recognition for a job well done. I am needy.

Early this evening the phone rings. It is Sherawonda.

“Good evening, sir. Shera speaking.”

Not long ago, she had been a student in my class; since then, she had become a successful lawyer. As a teen, before joining the university, her mother’s crack addiction landed them in a homeless shelter. She badly wanted out of that life. Never complaining, always prepared for class, she applied herself and made it a point to shine. I saw myself in her; trusted and believed in her abilities. People like her are the reason I became a teacher. I believe in the transformative power of education.

“Hello, Sherawonda. Nice to hear your voice again.” She was one of the very best I had ever taught. Writing her a recommendation for law school had been an honor.

“Am I calling at a bad time? Can we talk?”

“Absolutely. Now is a fine time to talk.”

“Did you think about what we discussed last time? My brother thinks—”

“Oh yeah. Well, I will take him up on his offer this time. I just need to clear my head and figure out how to proceed.”

“Oh, great news. Remember, I know you will be happier doing something that matters to more people. Gotta talk to him. May I give him your number?”

“Yes, no problem. But let’s not get ahead of ourselves here. I dunno if—”

“Don’t worry, sir. Everything will be okay. Take care for now. I need to call him.”

Sherawonda wanted to help her brother, a recruiter for a governmental agency. He had told her about how difficult it was to find good language instructors capable of securing a clearance.

The Office of Recruitment called me twice before I finally got around to submitting an application. One year later, in October 2002, during the twenty-three days of fear that the Washington, DC snipers inflicted on the region, I venture out to submit myself to a series of interviews and tests. Each time, I rush back home to avoid being shot. The last thing I want is to become another casualty on the evening news. The shooting spree in the DC metro area culminated with ten people killed and three others critically injured.

Fear is nothing new to me.  She is an old pal. I have felt powerless before; terrorist attacks had plagued and interrupted my childhood. Bombs left in street bins, on subway platforms, in shopping areas, in restaurants, and in police stations had unsettled and destroyed all expectations of peace and stability. Pro-independence separatists, right- and left-wing extremists, pro-Palestinian freedom fighters used to run rampant while I was growing up.

The government agency’s test in my native French is the hardest I have ever taken. Two elderly women are drilling me machine-gun-style, intent on tripping me up. I am French, by way of the islands; I was born in Guadeloupe and taken to France at the age of two. Throughout my youth, I have flown back and forth between the French West Indies and Europe every two to three years.

In the writing section of the test, I answer a series of random questions. Next, the psychological assessment. It is long and uninspiring—like all psychological assessments. The psychologist, a pale, old, disheveled weirdo refuses to shake hands. He has a large coffee stain on his white shirt. The weirdo provides some levity. He looks more in need than most of the services he offers. Finally, a polygrapher asks about my sex life, fun, fun (does he need tips?); the number of women I have been with, how I spend my money, the type of friends I keep, and my alcohol and drug use. His tone makes the session long and dreary. On two occasions, I even fall asleep. Boring! Otherwise, unnerved, wanting to spice things up, stay awake and have some fun, I reveal that I had been a pothead in my teenage years. The man does not flinch. In the end, I leave the room drained and annoyed for subjecting myself to this. I no longer care whether I get the job.

I convince myself Sherawonda’s brother has made me the butt of a sick joke. He has told me that the government desperately needs people who speak foreign languages. I am fluent in three of them. Could it be that my dual citizenship is the problem? I shrug off the whole thing as a bad trip. All hopes of ever hearing back from the recruiter are gone.

An eternity goes by. Two months before the second summer after the polygraph, I receive an official offer in the mail. A huge sense of relief, mixed with resentment, comes over me. What a rollercoaster! I give up my annual summer vacation and start working for the government in mid-July 2003. Almost two long years have elapsed between the time I had applied for the position and what is to be my first day on the job. This must be some job!

Pourquoi écrivez-vous ?

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« Guetter la rédemption ; c’est ce que vous croyez que je suis en train de faire ? Vous pensez vraiment que j’attends qu’on vienne me sauver ? Vous vous trompez. Je n’espère plus rien de personne depuis longtemps déjà. »

« Personne ne peut rien faire sans assistance, vous devez le savoir. Personne ne réussit seul. »

« Je n’ai plus la patience de quémander l’attention de ceux qui refusent de me donner un instant de leur temps. J’ai maintenant suffisamment confiance en moi pour œuvrer en faveur de mes propres intérêts. Il devrait en être de même pour vous. Vous voyez, lorsque la capacité de me dire dépend de la bienveillance d’autrui, mon message risque de souffrir, d’être jugulé. Déplaire devient périlleux. Certainement, il existe des moyens de contourner la mainmise des puissants sur l’expression littéraire. J’en trouverai bien un. Probablement, cela sera peu rentable, mais ô combien satisfaisant ! Et vous, pourquoi écrivez-vous ? Quelle est votre motivation ? Voilà le nœud de l’affaire, ne croyez-vous pas ? »

Témoignage : L’enfant et la lecture. Le Ferment

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« Je m’attendais à plus venant de vous tous. Vos phrases sont mal construites. Elles comportent trop de fautes d’orthographe. Une seule personne dans cette classe a obtenu la moyenne aujourd’hui. Nous avons du pain sur la planche. »

« Monsieur, on a beaucoup travaillé sur ce papier. Vous nous détestez tant que cela ? »

« Appliquez-vous. Je veux voir des améliorations la prochaine fois. »

« Moi, je ne mérite pas cette note-là, professeur. Elle va faire baisser ma moyenne générale et je perdrai ma bourse. »

« Il faudra travailler plus, jeune-homme. Vous ne lisez pas assez, n’est-ce pas ? C’est ça le problème, je me trompe ? L’écrivain Mongo Beti disait, « La lecture est le plus grand ferment de l’intelligence. » »

Enfant, je croyais que l’instruction serait l’instrument de ma libération, que la lecture était la clef de l’instruction. Après tout, mes lectures m’ont appris bien plus encore que mes cours. Mes proches m’offraient des livres. Toutes sortes de livres qui m’ouvraient le monde et me faisaient rêver. J’avais toujours des choses à raconter, moi, car je lisais ces livres. Et je comprenais bien plus les choses dont les grandes personnes parlaient, parce que, encore une fois, je lisais ces livres. Certains étaient opaques, trop denses pour moi, comme autant de forteresses que je savais devoir un jour pourtant prendre. D’un côté, il y avait ceux qui lisaient, et de l’autre, ceux qui ne savaient pas lire. Entre eux, un fossé s’élargissait. Faciles à reconnaître, ils ne parlaient pas la même langue, excepté lorsqu’ils devaient faire l’effort de se parler. Ceux qui lisaient paraissaient tellement grands. Je voulais être comme eux.

Enfant, je croyais qu’être libre était tout ce qui importait. C’est ce qu’on m’avait enseigné. Libre de la pauvreté, de l’ignorance et de la peur. J’étais donc un otage. Comme un esclave nouvellement affranchi, j’ai cherché à apprendre à lire aussi vite que possible ; aussi vite qu’une école publique me le permettait, mais pas aussi vite que mes cousins, qui bien que plus jeunes que moi, fréquentaient déjà l’école de notre grand-mère. Elle a appris à lire à presque tous les notables de la ville. Je le sais, ils lui ont rendu hommage lors de ses obsèques. Ma mémé obtenait des résultats probants. Les parents qui en avaient les moyens se disputaient ses faveurs afin d’obtenir une place dans son école. Ma mère en froid avec sa mère m’interdisait d’y suivre des cours.

Tant que je pouvais choisir mes livres, j’éprouvais un vif plaisir à lire. Toutefois, très rapidement, j’ai commencé à m’ennuyer, on cherchait à m’imposer des lectures. Pourquoi ne pouvais-je pas lire ce que les gens libres, du plus petit au plus grand, lisaient ? J’ai commencé à détester les livres, car ils devenaient autant de symboles de mon oppression. Je ne me retrouvais pas dans les personnages qu’on m’imposait. Ils ne me ressemblaient aucunement. Leur monde ne me faisait aucune place, et leurs problèmes ne m’interpellaient pas. J’étais frustré.

Un jour, je ne sais pas pourquoi, ça a fait tilt. J’ai souri, j’ai ri, j’ai trépidé d’indignation, j’ai eu peur, et de mes larmes, j’ai taché les pages du livre qui me bouleversait tant. Je m’en suis vite rendu compte, la lecture ne transforme que quand le bon livre est lu par la bonne personne, au bon moment. Les personnages sortent du papier et me rendent visite. Ils me hantent parfois. Ils me prennent par la main, et me font sentir leur souffle. Et pour tout vous dire, je les cherche de temps en temps. Pour peu que je fasse l’effort d’aller à leur rencontre, ils me parlent encore. Je les retrouve sous d’autres formes, d’autres cieux, d’autres apparences, et à chaque fois, ils me renvoient à moi-même. Voilà leur force ! ils me révèlent. La lecture est un miroir.

Je ne saurai jamais si elle m’a libéré de la peur, de l’ignorance, et de la pauvreté. Ce que je sais de façon certaine, c’est qu’elle m’a sauvé de l’ennui, de la suffisance, et de la rudesse. Elle m’a ouvert des mondes auxquels jamais je n’aurais eu accès, et en cela m’a permis de dire le monde avec un vocable, une palette d’émotions plus riche, et un regard plus perspicace.

Ah ! avant que j’oublie le reste de la conversation avec un de mes chers élèves :

« Nous sommes des cons, c’est bien ça, non ? Vous nous insultez, si je comprends bien. On va venir vous casser la gueule, mes potes et moi. Vous allez voir. »

De retour à mon bureau, quinze minutes après le cours, assis dans mon fauteuil, je me prépare à corriger des copies quand trois gaillards à la mine patibulaire envahissent l’espace se dilatant le buste et carrant les épaules. Je ne dis rien et lève les mains en l’air. Mes carottes sont cuites. Je m’avoue vaincu et fixe du regard mes assaillants. L’élève de tantôt baisse les yeux, regarde tour à tour chacun de ses amis, puis leur dit à voix basse, l’air contrit : « Ça ira, les gars. »

Les deux costauds s’en vont. Pff, je respire enfin, tire une chaise et l’invite à s’asseoir. Il commence :

« Vous nous avez humiliés en classe, vous savez. »

« Vous m’en voyez désolé, jeune homme. Ce n’était nullement mon intention. »

« Je n’aime pas lire parce que je ne sais pas vraiment bien lire. C’est fastidieux pour moi. Dans mon ancienne école à Harlem, les profs nous laissaient passer si on venait en classe. »

« Je ne peux pas faire ça. C’est vraiment important pour moi que vous appreniez quelque chose dans cette classe. »

« Je sais. Mais je ne veux pas échouer, Monsieur. Aucun d’entre nous ne veut échouer. Nous avons peur, très peur, car vous avez montré que vous ne nous ferez aucun cadeau. »

Je tire un livre de mon tiroir.

« Tenez, c’est pour vous. Vous connaissez ? »

« C’est quoi ? »

« « Makes Me Wanna Holler » de Nathan McCall. Lisez-le et venez me voir dans deux semaines pour qu’on en parle. »

Deux semaines plus tard.

« Comment saviez-vous que j’allais aimer cette histoire ? C’est comme si cet homme me parlait. Il est comme moi. Il a connu les mêmes galères. Il comprend ma réalité. Je me suis complètement retrouvé dans cette histoire. J’ai accroché tout de suite. Vous en avez d’autres comme ça ? »

© Michel N. Christophe

LE VENT EN POUPE (ou La maltraitance)

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— Tu ne seras jamais qu’un bon à rien.

Assis sagement dans un coin, l’enfant effaça un sourire béat de ses lèvres, releva la tête, puis laissa tomber le petit livre qu’il lisait. Rien ne l’avait préparé à une charge aussi brutale.

Toutes les fois où dans sa vie quelque chose n’allait pas, Jennifer se défoulait sur son fils. Cette fois, elle n’avait pas obtenu le poste qu’elle convoitait. Rien ne se passait jamais comme elle voulait. Cet enfant lui portait la poisse. Si elle l’avait obtenu, elle s’était convaincue — sa vie aurait été parfaite ; une vraie réussite. Travailler à la cafétéria de l’école du quartier aurait garanti des avantages concrets, des entrées d’argent régulières, une assurance-maladie, et Dieu seul sait qu’elle en avait besoin. Marre de se gaver de médicaments périmés dans le seul but d’échapper à une visite coûteuse chez un médecin crapuleux. Le salaire aurait été suffisant pour abandonner une fois pour toutes la cave sombre et humide de sa mère. Elle lui aurait même laissé son petit-fils chéri. Plus que tout, Jennifer cherchait à établir un peu de distance entre elle et ce foutu désespoir qui ne voulait pas la laisser tranquille. Elle se sentait inutile dans le monde et, chaque fois que le destin lui rappelait sa nullité, elle punissait l’enfant. Il était, après tout, la preuve la plus concrète de ses manquements.

Encore jeune, blonde et séduisante, la silhouette parfaite, à 28 ans, elle faisait sensation lorsqu’elle arpentait la rue. Les femmes lui en voulaient alors d’accaparer l’attention de leurs hommes qui machinalement se retournaient pour mieux la zieuter. Jennifer appréciait les sifflements. Elle raffolait de l’attention qu’on lui donnait. C’était un peu pour cela qu’elle souhaitait aussi une vie sans Jim. On lui posait trop de questions. Avec lui, elle ne s’en sortait pas.

Jennifer l’implorait. L’assistante sociale se trouvait bien embêtée.

— Je ne veux pas voir ce gamin. Emmenez-le loin de moi. Je n’arrive plus à le supporter. Qu’il arrête de m’appeler « maman » !

Mme Rockwell, qui, à ce moment précis, aurait souhaité que le garçon ne puisse entendre ce que disait sa mère, déplorait le discours. Jim, toujours là, tout près, à deux pas, entendait tout, chaque fois que sa mère perdait la tête. Ce n’était pas la première fois qu’elle disait ces choses-là devant lui. Ils avaient leurs habitudes, ces deux-là. Elle disait être seule à en prendre soin, sans le sou, à lui donner les sandwiches au beurre de cacahuète et à la confiture de fraises qu’il affectionnait ! Elle lui servait du lait et il l’appelait « maman ». Ça ne ratait jamais. C’était tout ce qu’il connaissait. S’il était sage et qu’elle se sentait bien, doucement, elle lui tapotait le crâne. Il se sentait alors aimé. C’était ce qui lui donnait le plus de joie, ça, et les livres aussi. Il les dévorait déjà, c’est à n’y rien comprendre. Il n’avait que 6 ans. On lui avait maintes fois conté comment tout seul, à l’aide de « Sesame Street », un programme de télé, à la surprise des grandes personnes, il avait appris à lire. Un soir, il s’était mis à identifier les lettres des gros titres du journal que lisait sa grand-mère.

Mme Holloway, la mère de Jennifer, la grand-mère de Jim, regardait sans broncher la scène que faisait sa fille, comme à son habitude. Assise près de la fenêtre ouverte du salon dans son fauteuil préféré, elle tirait lentement une bouffée de sa cigarette en secouant la tête. Les réticences de sa fille à se conduire dignement, comme une vraie mère, et son rejet du garçon étaient des scènes qu’elle avait vues se répéter auparavant. Dans leur famille, elles servaient de rite de passage quasi-obligatoire. Incrustée dans la fibre fade du fauteuil bon marché, usé et blanchi par le soleil, une grosse tache, du café peut-être, révélait la désolation des lieux. Elle ne pouvait se permettre ni de le remplacer ni de le faire nettoyer.

Toute sa vie, dans sa famille, c’était comme ça que les parents avaient traité leurs enfants. Mais avec ce petit, les choses seraient différentes. En règle générale, elle intervenait assez rapidement pour mettre fin à l’agitation, mais cette fois, ce n’était pas le bon moment. Mme Holloway ne souhaitait pas ajouter à la confusion en élevant la voix. Elles avaient de la compagnie. Jennifer finirait par se ressaisir, et tout redeviendrait normal. Elle accepterait son sort comme tout le monde. Jusqu’à la prochaine crise.

Elle en avait vraiment assez de cette famille de dégénérés. Elle s’en tapait maintenant. Fatiguée de se faire appeler encore et encore à cette maison de dingues par des voisins inquiets, Mme Rockwell décida une fois pour toutes de faire quelque chose. Elle ferait ce qui s’imposait pour le garçon. Une séparation serait brutale. Bien ou mal, pendant six ans, les deux femmes avaient été tout ce qu’il comptait comme parents. Était-ce, ou n’était-ce pas dans son intérêt de rester avec la seule famille qu’il connaissait ? Bien sûr, elles lui manifestaient une affection minime, mais la vie était ainsi faite pour certains.

L’idée de le laisser vulnérable aux abus de sa mère tiraillait l’assistante sociale. Que dirait-on ? Qu’elle ne faisait pas son travail ? Qu’elle avait perdu la main ? C’était juste un autre cas sans grande importance, mais si quelque chose arrivait au garçon, on l’accuserait, dirait que c’était sa faute, qu’elle n’avait pas pris les mesures qu’il fallait quand elle en avait eu l’occasion.

Jennifer, cette terrible mère, ne lui rendait pas la tâche facile criant à tue-tête devant tous ceux qui daignaient l’entendre qu’elle ne voulait plus être la maman de personne, et comment cet enfant du diable était en train de lui ruiner la vie. « Quelle famille saugrenue ! » Si, près de la retraite, pourquoi lui avait-on refilé un tel dossier ?

La mère et la fille Holloway se chamaillaient tout le temps. L’une ne valait pas mieux que l’autre. Lorsque l’assistante sociale leur demanda séparément de décrire l’atmosphère à la maison, « toxique » fut le maître-mot. Il revenait tout le temps dans la bouche de l’une comme de l’autre. Aucune ne quittait jamais la maison. On aurait dit qu’elles dépendaient l’une de l’autre. Elles aimaient le désordre, ces femmes-là. Ça se sentait. Qui était le père ? Il fallait le retrouver pour donner toutes ses chances au gamin. L’assistance sociale voulait le savoir.

Sept ans, plus tôt, dans un bar du quartier, après une soirée d’ivresse au cours de laquelle Jennifer avait laissé des hommes lui payer des boissons, elle s’était retrouvée dans un motel avec le jeune homme sur lequel elle avait jeté son dévolu. Elle ne l’avait jamais vu auparavant. Parce qu’il sortait du lot habituel, il avait capté son attention. Elle ne le reverrait jamais plus, et pouvait donc tout oser. C’était comme cela qu’elle voulait que se déroulent les choses. Il fallait maintenir le contrôle, affirmer sa liberté.

Il parlait avec un drôle d’accent, faisait de longues phrases, pas les grognements auxquels on l’avait habitué. Il n’était pas d’ici. Elle ne s’était donc nullement préoccupée de connaître son nom ni d’où il venait, et il ne se préoccupa pas non plus de connaître le sien. Ils allaient s’amuser. Cela n’avait aucune importance. Le nom des étrangers n’est jamais important dans ces conditions-là ! Après avoir appris qu’elle était enceinte, deux mois plus tard, elle envisagea un avortement. La sentence de sa mère était tombée. Rien de ce que Jennifer avait à dire ne changerait rien à rien. Elle garderait l’enfant, c’était final. Pas la peine d’insister. Elles étaient de bonnes chrétiennes.

Un garçon sociable, Jim avait beaucoup d’amis dans le quartier. Ils le laissaient jouer au héros dans leurs jeux tapageurs. Leur favori était le cache-cache. Vêtu d’une cape, il se prenait parfois pour un justicier, débusquait les scélérats cachés partout et protégeait le voisinage.

Ils pouvaient jouer ainsi pendant des heures, jusqu’à ce que les adultes viennent mettre fin au tintamarre et les renvoient à la maison. Les enseignants décrivaient Jim comme l’un des plus brillants de la classe. C’était un vrai plaisir de l’éduquer. Élève curieux, il lisait énormément. Parfois, il se comportait mal. Trop souvent même. On le trouvait alors à la maison au plus grand dam de ses parents, expulsé de l’école en raison d’un comportement que les administrateurs qualifiaient d’antisocial. Jim avait entendu un adulte le dire à son propos et ne sachant ce que le mot signifiait avait voulu le chercher. Hélas, pour trouver un dictionnaire, il fallait être autorisé à l’école. Pour l’assistante sociale, le défendre représentait une perte de temps.

Un enfant négligé par les siens suscite rarement la compassion. Trop de personnes dédaignaient le garçon ; la majorité des parents d’élèves comme les autres enseignants, ceux qui ne le connaissant pas, le prenaient de haut. Il n’arrivait pas à s’intégrer. Il portait la marque de l’infamie. Le principal n’en démordait pas. Jim, disait-il, ne s’entendait avec personne sauf s’il jouait au petit chef. Son agressivité faisait de lui une menace de tous les instants pour la sécurité de l’établissement. Une fois, déjà, il avait pris un camarade de classe à partie, lui déclarant qu’il était trop stupide pour se voir laisser vivre une minute de plus, et puis avait élevé la voix contre le professeur qui avait cherché à le réprimander alors, criant à tue-tête qu’elle non plus ne comprenait rien à rien et n’était bonne à rien. Toujours le premier à faire le clown et à perdre le contrôle de ses émotions, des parents s’étaient plaints, il empêchait leurs enfants de se concentrer en classe. Avec tous ses problèmes affectifs, disaient-ils, il n’avait rien à faire dans une classe pour enfants normaux. À part l’envoyer dans un établissement spécialisé, l’école ne pouvait rien faire de plus pour lui.

Mme Rockwell emmena Jim loin de la seule maison qu’il n’avait jamais connue. Elle le plaça temporairement dans un foyer d’accueil. La famille qui le reçut prenait déjà soin de quatre garçons placés chez eux par l’assistance publique. La mère, une matrone pieuse et indulgente, considérait qu’il était de son devoir d’apporter une certaine humanité aux âmes sombres et égarées dont elle avait la charge. Elle serait leur bergère. Il fallait joindre les mains pour la prière, prendre soin les uns des autres comme des frères en Christ et gagner son pain quotidien en contribuant aux tâches ménagères. Elle essaya d’établir une relation avec Jim. Il reculait chaque fois qu’elle s’approchait. Ayant reçu si peu d’affection dans sa courte vie, il résistait au contact physique qu’elle cherchait à lui imposer. Il ne se laissait pas toucher. Ce n’était facile pour personne !

Son mari, le disciplinaire, trouva beaucoup plus facile de gérer Jim. D’un tempérament austère, il imposait sa loi avec fermeté. Jim comprenait l’abus verbal et la violence. Tout ça lui était bien trop familier. Se retrouver à l’envers de l’amour n’était pas nouveau pour lui, mais bizarrement réconfortant et prévisible. Il connaissait le topo. Il avait encore ses deux livres dans lesquels il trouvait encore refuge et qui comme des phares dans la pénombre lui offrait du réconfort. Les injonctions de l’homme costaud, incapable de magnanimité, ne le déconcertaient pas. Tant qu’il avait ses livres, cet homme n’aurait aucun problème avec Jim.

Malgré les avertissements, Jennifer chercha à prendre contact avec l’assistante sociale. Elle voulait savoir comment allait son fils et quel type de personnes s’occupaient de lui. Tremblotant pendant qu’elle parlait, elle cherchait des réponses à ses questions, puis ajouta :

— Une famille jeune, professionnelle, serait parfaite. Elle procurerait à Jim une vie plus stable, et qui sait, peut-être accepterait-elle aussi d’aider sa maman !

Exaspérée par ce qu’elle considérait un comportement farfelu, Mme Rockwell, de la plus belle voix qu’elle pouvait produire, répondit aux questions et lui demanda sur un ton maîtrisé de ne plus s’inquiéter pour Jim. Après tout, elle l’avait abandonné. Rester en contact avec un enfant qu’elle avait rejeté ne ferait que le troubler davantage.

— Je ne l’ai pas abandonné. Je ne pouvais pas m’occuper de lui. Il y a une différence. C’est compliqué, vous savez.

Dans la deuxième rangée de bancs soigneusement alignés de l’église, Jim et ses frères adoptifs, assis peinardement, faisaient mine de se recueillir ; juste comme la famille le voulait. S’efforçant de ne pas attirer l’attention, Jim imitait les gestes répétitifs des adultes qui l’entouraient, s’agrippait au gros livre de cantiques, pliait les genoux, baissait la tête et prenait un air contrit. Tantôt, il joignait les mains pour le plus grand plaisir de sa mère adoptive. Il pouvait être un si gentil garçon quand il le voulait.

Le sermon, ce jour-là, soulignait la nécessité du repentir afin de trouver l’absolution et la faveur de Dieu. Jim creusa son cerveau à la recherche d’un péché qu’il aurait pu commettre. Sa nouvelle mère lui avait expliqué ce qu’était un péché. C’était faire quelque chose que vous saviez ne pas devoir faire. Il ne trouvait rien. Sa mémoire à cet âge, comme sa compréhension des élucubrations et autres caprices des adultes, était peu profonde. Il observait un moment, les yeux rivés sur son père adoptif, le colosse, les paumes surélevées au-dessus de la tête, les muscles faciaux contractés, les yeux levés vers le plafond, celui-ci se perdait dans une conversation passionnée avec une personne qu’il ne voyait pas. L’intensité de sa dévotion inquiétait Jim.

Une femme vêtue de noir se glissa à l’arrière de l’église sur le siège le plus éloigné de l’allée centrale. Elle portait un voile léger, comme l’une des vieilles dames pieuses à l’avant. Faisant fi des larmes coulant sur ses joues, elle scruta elle aussi l’homme costaud les mains en l’air et le petit garçon qui l’observait. Deux dimanches de suite, elle fit une apparition discrète à l’arrière de l’église. Jim semblait bien portant, ni triste ni heureux, mais quand même chaque fois un peu plus confus que la fois précédente. L’homme ne semblait pas commode. Jennifer réalisait qu’il valait mieux garder ses distances. Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait faire pour Jim, ou cherchait-elle à s’en convaincre ?

Fatigué et incapable de se concentrer davantage, Jim devint tout à coup nerveux. Il commença à tapoter du pied et à s’agiter après deux heures d’un long sermon et une journée à suivre les instructions de ses gardiens. Le froncement de sourcils indiquait qu’il s’ennuyait. Les signes d’impatience seraient interprétés comme autant de preuves d’un caractère foncièrement indiscipliné et rebelle. Un manque de dévotion à la parole de Dieu devait être fustigé. Et pendant qu’on y était, pourquoi ne pas le priver de lecture, et le punir aussi pour avoir mouillé son lit nuit après nuit ? Ce manque de maîtrise était à la fois un affront et une imposition pour le ménage. Quelqu’un devait nettoyer ses cochonneries et aérer le matelas.

Profitant par la même occasion pour en faire un exemple pour les autres enfants, féru de discipline, après la messe, le colosse lui fit sentir la dureté de sa baguette. Elle ne laisserait pas de traces. En laisser aurait été inadmissible ! L’homme visait toujours les fesses. Une partie de l’anatomie humaine recouverte de graisse et de tissu, autant de couches protectrices. Il fallait lui faire peur ; le seul moyen de vaincre le mal, rendre le monde meilleur, en faire un endroit où le diable ne pourrait trouver aucun réconfort. Il sentirait très peu la douleur. La première fois qu’il fut frappé, blessé dans son amour-propre, Jim recula d’incrédulité. Le sommeil ne parvint pas à le trouver. Craintif, il passa la nuit, recroquevillé dans un coin du lit.

Jim se demandait pourquoi le destin était si méchant avec lui ; pourquoi il était né pitoyable et indigne de toute affection. Il l’avait vu à l’école ; d’autres trouvaient des gens pour les aimer et surtout pour bien les traiter. Pas étonnant qu’ils soient gentils. On était gentil avec eux aussi ! Le soir même, il prit la décision que si on le trouvait indésirable, il assumerait pleinement, et deviendrait aussi méchant, inacceptable, indésirable qu’on disait qu’il était. Il blesserait à son tour ceux qui le blessaient chaque jour. La dernière fois qu’il reçut une raclée, la troisième fois en quatre semaines dans le foyer chrétien, cet antre d’iniquité, il sortit de sa poche une boîte d’allumettes volée et mû par la fureur fit craquer un bâtonnet avant de mettre son lit à feu.

Elle aussi, Mme Rockwell, semblait perdue. Le bon vieux couple chrétien, une bible à la main, le visage creusé par l’humilité, un sourire calculé, voguait dans des poses stylisées, n’osant pas regarder dans la direction de Jim. Ils expliquaient à l’assistante sociale venue le reprendre pourquoi ils ne désiraient plus le garder. Jim était clairement dérangé. Incapable d’empathie. On pouvait l’observer dans ses regards vacants. Il ne comprenait pas comment il chamboulait la vie de ceux qui l’approchaient. Pourquoi ne pouvait-il pas se comporter tout simplement comme un enfant normal ? Il n’y avait pas de place à l’orphelinat. Mme Rockwell le ferait évaluer par un psy et probablement interner après l’été. Pour les menaces publiques, on trouvait toujours de la place dans les asiles psychiatriques.

Inconscient, sur un lit d’hôtel trop grand pour son petit corps frêle, entouré de ses livres, un sourire suffisant plaqué sur le visage, Jim semblait enfin heureux. Les mêmes histoires en boucle et ses amis imaginaires lui trottaient dans la tête. À chaque lecture, un petit détail s’était imposé, une idée nouvelle avait germé. L’infirmière de nuit qui le gardait tentait avec une infinie précaution de le border, s’appliquant à ne pas le réveiller. Elle savait trop bien combien il n’aimait pas qu’on le touche. Sa remplaçante serait là au petit matin.

Lorsqu’on rencontrait l’enfant pour la première fois, il se comportait comme un petit homme rempli de convictions et d’une véritable assurance de qui il était censé être. Elle n’avait jamais rien vu de tel auparavant dans un petit bout d’homme comme ça. L’importance qu’il se donnait aurait bien pu être une façon de protéger un ego meurtri. L’infirmière ne pouvait oublier, ne serait-ce qu’une seconde, ce que le petit homme avait fait, et ce qu’on lui reprochait. Elle devait rester vigilante. De toute la nuit, ne point s’assoupir. Un instant d’inattention suffirait pour que le pire se produise. S’endormir en sa présence lui coûterait son emploi et peut-être même sa vie.

Elle sortit un livre de son sac, jeta un coup d’œil sur l’enfant qui, étalé de tout son long sur le grand lit ronflait légèrement et, estimant que tout allait bien, la voie étant libre, commença à lire le livre ouvert à la page où elle s’était arrêtée la veille. Tout cela lui semblait pourtant trop fort, une pensée l’obsédait. Comment un garçon de six ans pouvait-il se retrouver seul dans une chambre d’hôtel au frais du contribuable, en tant que pupille de la Nation, au lieu d’une famille d’accueil ou un orphelinat, ou encore, avec les siens à l’autre bout de la ville ?

Que s’était-il vraiment passé ? On s’était contenté de lui dire qu’il avait essayé de tuer des gens. Derrière un garçon affectueux, avide de lecture, vif d’esprit, au visage angélique et au sourire facile se cachait donc un monstre. Pourtant travailler avec lui était un réel plaisir. Comment était-ce possible ? Bien sûr, il fallait de temps à autre faire preuve de fermeté, mais ni plus ni moins qu’avec un enfant ordinaire. Se fiant à son instinct, l’infirmière en conclut qu’il n’y avait vraiment pas de problèmes. Par excès de zèle, on avait dû se tromper sur le compte de l’enfant. Comment le superviseur pouvait-il avoir raison ? Que s’était-il passé ? Elle demanderait à nouveau, et cette fois aussi, insisterait pour consulter son dossier au bureau elle-même. Ce qu’elle allait y trouver l’attristerait probablement et l’amènerait au bord des larmes, mais il lui fallait en avoir le cœur net. Elle ne voulait plus faire une obsession de ce Jim.

La mère du petit avait été maltraitée par sa propre mère, qui elle aussi avait été maltraitée par sa mère. « Dans cette famille, chaque personne était une victime de maltraitance. Personne n’était allé bien loin à l’école. Aucun emploi digne de ce nom. Les hommes restaient juste assez longtemps pour procréer le prochain marmot. La famille survivait grâce aux allocations, à des dons de l’église et autres organisations caritatives. Les sous que la grand-mère percevait pour son invalidité ajoutaient du beurre aux épinards. » L’infirmière n’en croyait pas ses yeux !

Les lits de fleurs du parc, les tulipes, les roses et le lis blanc ainsi que la pelouse qui les entourait, restaient interdits aux promeneurs en tous genres. Oasis au milieu d’une jungle de béton, il attirait toutes sortes de nounous accompagnées de jeunes enfants. Les employés de bureau des immeubles avoisinants se tenaient aux abords de la pelouse le temps d’une pause-tabac. Pour éviter les déplacements forcés, les sans-abris se redressaient dès qu’un policier se pointait. Des enfants heureux couraient et riaient bruyamment. Quelle qu’en soit la taille, Jim aimait les ballons. Comme les livres, ils facilitaient la perte de contact avec une réalité intenable. Si une balle de n’importe quelle sorte, de n’importe quelle taille changeait de joueur, sans se faire prier, Jim se joignait à la partie. Une fois pris au jeu, le monde lui souriait, à nouveau.

Sinon, livré à lui-même, en proie à l’ennui, il commettait l’impensable. Sous l’œil vigilant, un tantinet permissif de l’infirmière, celle qui l’amenait chaque matin au parc, il cueillait les fleurs interdites. Son amour pour elles ne pouvait tout simplement pas être raisonné. Le petit bougre possédait des arguments de poids. Comme lui, elles étaient arrachées de leurs racines, ajoutaient du piquant, des couleurs et de la beauté à la vie, se donnaient entièrement même si elles ne recevaient plus de quoi se sustenter pour s’épanouir. Émue, l’infirmière n’insistait jamais et laissait Jim libre de composer un assortiment coloré.

De retour à l’hôtel, il partait à la recherche d’Ada, sa femme de ménage préférée, et en plus de son plus beau sourire lui offrait le bouquet. Son faible pour Ada se voyait et il faisait jaser. Elle l’aimait bien, elle aussi ; et le lendemain, en retour, elle lui laissait soit un livre pour enfant soit une tranche de gâteau dans la chambre. Jim confia à une infirmière un jour, combien il aurait souhaité qu’Ada puisse rester avec lui tout le temps.

—L’infirmière a une mauvaise influence sur mon fils, insistait Jennifer.

Pressée de s’expliquer, elle balbutiait, puis ajoutait :

— Elle l’autorise à désobéir au règlement, à cueillir des fleurs dans le parc. Vous savez très bien qu’il y a des signes partout qui interdisent clairement cette pratique.
Mme Rockwell réprima l’envie de la gifler, et répondit d’une voix calme.

— Nous avons déjà discuté de cela, Mme Holloway. S’il vous plaît, laissez l’enfant tranquille, ou je n’aurai d’autre choix que d’impliquer le juge.

— Mais vous le faites exprès de ne pas comprendre ou quoi ? Redonnez-moi mon enfant. On verra ce qu’on verra !

Ada venait de finir la chambre, de passer l’aspirateur, de faire le lit et de nettoyer la salle de bains. Si elle arrivait trop tôt et qu’il était encore là, Jim refusait de sortir. Il s’asseyait dans un fauteuil profond et la regardait se déplacer comme un félin avec sa grâce habituelle. Elle lui souriait de temps en temps, et hypnotisé par son doux regard et ses gestes délicats, il lui rendait son sourire. Personne n’avait jamais été aussi gentil qu’Ada avec lui. Inquiète, elle prenait des gants avec son petit bonhomme parce qu’elle lisait sa douleur ; elle reconnaissait un petit garçon apeuré, avide d’acceptation et d’une mesure même infime d’affection.

— Pourquoi ne pourrais-tu pas devenir ma maman, Ada ? Lui demanda-t-il devant l’infirmière, une fois.

Elle était pour Jim plus qu’une simple mortelle, plus qu’un ange gardien, mais son espoir incarné. Heureux en sa présence, il reprenait goût à la vie. Une chaleur l’enveloppait et le sang se répandait avec force dans ses veines. Il se sentait renaître. Ada Bakary aimait recevoir les fleurs de son petit Jim. Lorsqu’elle parlait à ses collègues, elle l’appelait « mon petit homme ». Le personnel de l’hôtel, pour la plupart un groupe d’Africains de l’Ouest, appréciait aussi Jim. Il ne leur posait aucun problème et il faisait montre d’une grande curiosité à leur égard ; il amplifiait leur joie avec ses plaisanteries et ses petites attentions.

La douleur du petit basané provenait de la manière dont sa famille, un peu plus pâle que lui, lui avait offerte la vie. Elle ne faisait guère cas de lui. Il ressemblait à un métèque, avait-elle dit. Avec les employées de l’hôtel, sa colère se dissipait. Eux au moins ne semblaient pas attendre le pire de lui. Ils le protégeaient un peu, manifestaient de la complicité, comme s’ils comprenaient sa galère. Comme beaucoup, ils avaient surtout pitié du petit. Le superviseur était au courant qu’il n’y avait eu aucun incident lorsque des infirmiers noirs, hommes et femmes, s’étaient occupés de Jim. Voyaient-ils quelque chose que personne d’autre ne voyait ? Cela lui posait un problème, mais il décida quand même d’encourager la pratique.

Dans son dossier, l’infirmière de garde, le matin, enregistra un événement qu’elle jugeait important. Le jour où pour la première fois, il lui avait offert des fleurs, Jim avait semblé tranquille avec Ada et avait, chose extraordinaire, eu un geste de tendresse et de compassion à son égard. Il ne s’était pas figé, quand, émue au bord des larmes, elle avait posé une main sur son épaule. Elle avait tenu à ce qu’il comprenne ce que son offrande avait signifié pour elle. Son propre mari ne se rappelait jamais de lui en apporter, même pour son anniversaire.

Aucun adulte n’avait pu toucher Jim auparavant sans provoquer une crise de nerfs, ni les infirmières qui s’occupaient de lui, ni les enseignants de son école ; et depuis peu, quand elle venait lui rendre visite une fois par mois, ni même la femme qu’il avait autrefois appelée, maman. Jim prit la décision lui-même, et il la rejetait, comme elle l’avait rejeté. Sa vraie maman à présent s’appelait Ada.

© Michel N. Christophe, 2020